A propos du concept de « l’autorité » de l’époux ou « al-Quiwamah » .
Le concept d’al-Quiwamah, retrouvé dans le Coran, est souvent interprété comme étant la preuve indiscutable de la supériorité des hommes sur les femmes. Nous allons dans cet article essayer d’analyser le verset coranique correspondant ainsi que les interprétations retrouvées aussi bien dans l’exégèse classique que contemporaine.
« Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des avantages que Dieu leur a accordées sur elles et en raison des dépenses qu’ils effectuent pour assurer leur entretien. »[1]
Coran 4 ; verset 34.
al-Quiwamah dans les commentaires classiques :
Dans pratiquement toutes les interprétations relevant de l’exégèse classique – Tafassirs-ce concept est traduit comme étant un privilège donné à l’époux et une faveur divine accordée à l’homme.
La majorité des exégètes interprètent le terme quawamoune comme étant la prédisposition naturelle de l’homme à être le « chef de la femme » (rayissiha) , son supérieur (kabiriha), celui qui la dirige (el hakimou alayha), celui qui la corrige si elle s’écarte du droit chemin (al mouadibouha ida iaouajate)[2].
D’autres parlent de « l’emprise des hommes sur la vie morale des femmes [3]» (moussalatouna ala adab enissaa), tandis que pour certains, les hommes « dominent » les femmes (moussaytirin alaihina) dans toutes les sphères de la vie sociale[4].
Quelques - uns vont aller jusqu’à comparer l’épouse à une prisonnière ou une esclave qui devrait être sous l’autorité d’un mari décrit comme détenant le pouvoir absolu.[5].
Tous s’accordent à privilégier l’homme, au - delà de son rôle d’époux, par cette « préférence » bimafadala octroyée par le Créateur et la suite du verset « bimafadala baadakoum ala baad » est généralement traduite par la supériorité incontournable de tous les hommes sur toutes les femmes.
Dans ces mêmes Tafassirs (exégèses) et chez pratiquement la majorité des exégètes la « supériorité » des hommes est justifiée par une série « d’aptitudes » qui font que, par la force des choses, les hommes sont meilleurs que les femmes. Voici, ce que l’on retrouve dans l’argumentaire, fort détaillé d’ailleurs, comme exemples de la supériorité des hommes :
- Les hommes sont naturellement plus doués de raison que les femmes. Chez ces dernières, la raison est défaillante du fait de leur excessive émotivité et leur tendance à résoudre les problèmes par l’affectif et non par la raison.
- Les hommes occupent les postes de haute responsabilité politique et juridique tels que la haute commanderie, la gouvernance et la magistrature…
- Seuls les hommes peuvent prétendre à l’imamat dans la prière, le prêche du vendredi, le témoignage et la fonction de Muezzin.
- La prophétie n’est accordée qu’aux hommes et jamais aux femmes[6].
- Les hommes font la guerre et ont droit au butin.
- La part de l’héritage de l’homme est le double de la femme.
- Les hommes donnent la dot à leurs épouses et jamais l’inverse.
- Les hommes sont doués d’une force physique supérieure à celle des femmes.
- Les hommes sont toujours des tuteurs pour les femmes.
- La polygamie est un droit des hommes et une preuve de leur supériorité.
- Le divorce est considéré comme un droit unilatéral et exclusif des hommes.
- Le droit de filiation.
- Les hommes sont plus portés vers l’érudition, la sagesse d’esprit et l’apprentissage des sciences que les femmes.
- La faiblesse constitutionnelle des femmes est un attribut naturel dû à leur constitution physique et à leur fonction biologique.
Analyse des commentaires classiques :
La plupart des commentateurs classiques ont fait de ce verset un commandement octroyant à l’homme le droit d’être responsable de la femme en lui conférant ainsi une autorité morale et matérielle.
Les hommes ont l’obligation d’entretenir toute la famille, dont l’épouse. Cette dernière est supposée être, par conséquent et par reconnaissance, soumise à cet accommodement.
L’interprétation assez abusive de cette notion de al-Quiwamah, dans les compilations classiques, a légitimé une supériorité structurelle des hommes qui a, elle-même, cautionné l’obligation d’obéissance de la femme à son époux.
Ce principe d’obéissance, encore appelé (tâa), a été le corollaire de ce concept d’al-Quiwamah et il est devenu commun de lire, dans certains écrits religieux, que « le chemin du paradis pour une femme passe par l’obéissance à son mari ».
Il faudrait savoir garder à l ‘esprit le fait que ce concept d’al-Quiwamah a été pensé et élaboré, dans un cadre de réappropriation politique et loin de la dimension émancipatrice souhaitée par la Révélation pour les femmes.
En effet, influencé par les pressions sociales patriarcales d’une part et la dimension politique de l’époque d’autre part, ce concept a donc été interprété selon la grille de lecture de la « Hakimya » autrement dit de la gouvernance politique puisqu’on a délibérément comparé l’époux au « Hakim » autrement dit au Chef de l’Etat.
La gouvernance politique se faisant sous le mode de l’autocratie et du despotisme politique, al-Quiwamah, devenait, par extrapolation et par la force des choses, synonyme de despotisme familial (Tassalut), terme que l’on retrouve dans l’explication classique d’al-Quiwamah. La relation dominant –dominé appliquée au plus haut niveau politique devait commencer dans la cellule familiale, puisqu’ une femme soumise au diktat de l’époux n’avait pas d’autre choix que celui d’éduquer les enfants, à accepter le despotisme familial et par -delà, à admettre, sans jugement, celui de la gestion politique, tous deux étant les deux faces de la même monnaie et considérés, de surcroit, comme émanant d’un ordre sacré.
La nécessité de réinterpréter ce concept :
Il est impossible d’accéder à une interprétation objective du verset qui parle d’al-Quiwamah, si on ne tient pas compte de l’intégralité du texte coranique et de l’ensemble des versets, qui, concernant les femmes, ont stipulé l’égalité, l’équité et une véritable dynamique d’autonomie des femmes, impensable pour le contexte social aussi bien local que mondial de l’époque.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, on dénombre de très nombreux versets qui exhortent les hommes à la « bienséance » (el –Maarouf) envers les femmes, et ce, dans toutes les sphères de la vie.
Ce concept d’el-Maarouf correspond à une pléiade de significations toutes à mettre sur le compte de la bienséance, de l’honnêteté, de la bonté, de la convenance et de l’éthique. C’est ainsi que l’on retrouve ce concept dans différentes injonctions coraniques destinées, de manière particulière aux hommes, comme celles qui ont trait à la vie conjugale, au divorce, à l’allaitement, à la cohabitation sociale, tous ayant comme objectif de changer radicalement le comportement social des hommes de l’époque envers les femmes en y introduisant ce principe éthique de la « bonne conduite »-el Maarouf- comme principe fondamental dans la relation entre les hommes et les femmes[7].
Ce concept innovateur d’el –Maarouf n’a pas eu l’importance qu’il méritait alors que l’on peut noter qu’il revient plus de vingt fois dans le Coran, à la différence d’al-Quiwamah- qui n’est mentionné qu’une seule fois – dans ce sens - et qui, tout étrange que cela puisse apparaître, a pris, dans sa conception exiguë, des proportions démesurées dans l’esprit et la mentalité arabo-musulmane.
On ne peut ainsi lire le verset qui parle d’al-Quiwamah et qui semble, selon l’interprétation classique dominante, donner des prérogatives aux hommes, sans avoir au préalable, pris en considération une autre obligation primordiale du Coran et qui est celle de la justice (al-Adl) préconisée tout au long de la révélation comme un préalable indispensable à toute relation humaine. Comment pourrait-on insérer le concept d’al-Quiwamah - tel qu’il a été largement admis et qui voit en toute femme un être dénué de raison voire une esclave soumise et qui pérennise l’idéal humain dans sa version masculine - dans cette exigence de justice prônée par la majorité des versets du Coran ??
Comment peut-on accepter cette discrimination flagrante alors que le Coran incite les femmes à la participation sociale et politique et qu’il donne à cet effet des exemples précis de femmes et qu’il les érige en symboles historiques valables en tout temps et tout lieu ?
Il y a dans le Coran, une cohésion interne à respecter si l’on veut discerner le sens profond du message et s’agissant justement de ce verset étudié il faudrait savoir d’abord le replacer et le relire dans l’Arabie du VII siècle.
Comment peut - on relire ce verset ?
Le terme Quawamoun pluriel de Quawam qui vient de la racine Quama peut avoir jusqu’à 30 significations : protecteur, gérant, chef, souverain, et Quama veut dire « accomplir », « maintenir », « supporter », « porter » quelque chose… Quawamoun : correspond à la perfection de l’acte. Dans le Coran et selon le sens général du verset, ce terme signifie « soutenir » ou « subvenir » : « les hommes veillent, subviennent, pourvoient aux besoins des femmes » .
Quant à l'articulation du verset, elle révèle plutôt du constat et non d’un ordre ou d’une exhortation comme c’est par exemple le cas d’un autre verset : Coran 4 ;135 : « O vous qui croyez, accomplissez strictement la justice ! » (kounou Quawamine bil quist).
A noter aussi la suite du verset « bima fadala baadahoum ala baad » qui est souvent interprété ainsi : « en raison des faveurs que Dieu leur a accordés sur elles ou qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci » .
Or en réalité la traduction serait : « en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux –là sur ceux-ci autrement dit à certains hommes ou femmes par rapport à d’autres hommes ou femmes (les uns para rapport aux autres) ».
Ou sinon on aurait eu : « bima fadala baadahoum ala baadihina » . C’est ce qu’explique l’Imam Mohammed Abdou qui affirme que ce verset stipule que « certains hommes sont favorisés par rapport à certaines femmes et certaines femmes sont favorisées par rapport à certains hommes ». Cela correspond beaucoup plus à l’esprit d’équité du Coran et à la réalité des sociétés humaines.
Quand on replace le verset dans son contexte, quand on le relit à la lumière des autres versets en faveur des femmes, on s’aperçoit qu’al-Quiwamah n’est en fait pas un privilège accordé par le Créateur aux hommes mais plutôt une contrainte dans la mesure où l’époux se voit assigné à une responsabilité morale et matérielle, celle de pourvoir aux besoins de son épouse et de sa famille. Al-Quiwamah n’est pas un honneur (tachrif) mais elle est responsabilité (taklif) à l’inverse de ce qui a été rapporté par les interprétations patriarcales et dont on a déduit la supériorité innée des hommes.
Sayed Qotb, un exégète contemporain va replacer ce concept dans le cadre de l’institution du mariage ce qui tranche avec les interprétations classiques qui ont extrapolé le concept à toute la gent masculine. En effet, il stipule que ce verset doit être lu à la lumière de cette institution conjugale et affirme que « la faveur » (al-fadl) accordée à l’époux est due à la responsabilité financière qui lui incombe vis - à - vis de son épouse et de ses enfants tout en rappelant qu’en contrepartie il ne s’agit pas pour l’épouse d’obéir mais que cela implique le respect des deux partenaires à l’engagement conjugal.
Tahar Mehdi, un autre savant contemporain, va, quant à lui, interpréter ce concept comme un « surplus » de responsabilités. Al-quiwamah accordée à l ‘époux l’est non pas parce qu’il est mâle mais seulement en fonction des moyens qu’il possède. Ce qui l’amène à dire que si cette responsabilité revient dans un couple à l’épouse - ce qui est, de plus en plus le cas actuellement dans nos sociétés modernes – elle est tenue d’exercer cette Quiwamah et donc il n’y a aucune exclusivité masculine à ce sujet.
D’autre part, et en contrepartie de cette Quiwamah, il y a dans le Coran une règle de base dans le mariage qui stipule que la concertation et l’accord mutuel sont les fondements du mariage (tashaour wa taradi), ce qui a pour but d’éviter la transformation de cette responsabilité d’entretenir le foyer en une logique de despotisme.
La concertation est donc le fondement de la cohésion du couple et elle est confortée par une autre notion de base retrouvée dans le Coran est qui « l’entraide mutuelle » ou la co-responsabilité (al-Wilaya) : « el mouaminoune wal mouminate baadouhoum awliyaa baad », « les croyants et les croyantes s’entraident mutuellement ou sont responsables les uns des autres ».. Cette notion centrale dans les relations entre hommes et femmes a été curieusement marginalisée aussi bien par l’exégèse classique que par la jurisprudence islamique qui a insisté sur la faveur accordée aux hommes à travers (al-Quiwamah) au détriment de la coresponsabilité (al-Wilaya)[8].
Il serait aussi utile de rappeler que la Quiwamah stipulée dans le Coran était avant tout une manière d’offrir aux femmes –surtout dans le contexte de l’époque et que l’on peut tout à fait retrouver de nos jours – une mesure de protection financière complémentaire surtout en période de maternité et d’allaitement. Autrement dit, leur assurer une mesure compensatoire durant ces périodes de vulnérabilité physiologique. Cela rejoint en quelque sorte certaines revendications féministes actuelles qui insistent sur le fait que « les femmes ont droit de facto à un traitement égal dans toutes les sphères de la vie sociale et parce qu’elles sont des femmes elles nécessitent des dispositions supplémentaires en matière de maternité et de santé reproductive et ce pour assurer que cette égalité soit possible ».
En conclusion :
La notion d’al-Quiwamah, comme celle d’autres concepts coraniques, tend à évoluer avec le temps d’autant plus que l’assignation à des rôles sociaux spécifiques tend à s’effacer derrière les impératifs pratiques de nos temps modernes. Et c’est la notion coranique de « awliyaa » et donc de soutien mutuel qui apparaît dès lors de plus en plus opérationnelle dans nos sociétés actuelles.
Aujourd’hui les classes moyennes sont en expansion dans les sociétés musulmanes, maris et femmes mettent leurs efforts en commun afin d’assumer ensemble la charge économique de la famille et la gestion quotidienne du foyer familial. C’est donc à la lumière de l’exigence première du Coran qui lie al-Quiwamah à la responsabilité et la wilaya à la répartition équitable des tâches au sein du mariage qu’il faudrait relire ces versets et les déconstruire des interprétations surannées qui les ont érigé en préceptes patriarcales.
Quand on avait demandé à Aisha l’épouse du prophète de l’islam que faisait le prophète une fois chez lui ? Elle répondait : « Il faisait des choses simples de tous les jours comme laver ses vêtements, traire ses brebis. Il s’entretenait tout seul, il était, disait-elle un simple serviteur de Dieu » . Voilà, le comportement de celui qui appliquait la quiwamah au sein de sa famille tout en étant le Messager du Créateur…Sa quiwamah c’était être au service des siens…Elle n’était pas autoritarisme encore moins despotisme…Il tentait d’appliquer dans son quotidien ce qu’il avait comprit du message spirituel, entre autres, que l’égalité devant Dieu impliquait nécessairement l’égalité entre ses créatures hommes et femmes…
- [1] Traduction Pr Chiadmi, Le Noble Coran ; Editions Tawhid.
- [2] Voir Tafssir Ibn Kathir du verset 34 ;4.
- [3] Tafssir Ibn Abbass du même verset.
- [4] Tafssir Al-Kachaf Azamakhchari.
- [5] Ibn el-Qayem al- Jawziya dans I’lam al- muaquini’ine : « el zawj kahiroun lizawjatihi hakimoun alayha wa hia tahta sultatihi wa hikmihi kalassira »
- [6] Voir notre article sur la prophétie des femmes : www.asma-lamrabet.com
- [7] el-Maarouf est retrouvé à peu près 20 fois dans le Coran : 2 :178 ; 2 :232 ; 2 :233 ; ; 2 :234 ; 2 :235 ;2 :236. 2 ;241 ; 3 :110 ;3 :114 ; 3 :104 ; 4 :19 ; 4 :6 ; 5 :6 ; 7 :157 ; 9 :67 ; 9 ;71 ;9 :112 ; 22 :41 ; 31 :17.
- [8] Cette notion de coresponsabilité a été retenue dans le nouveau code de la famille au Maroc où l’on est passé de la notion du mari chef de famille –encore en vigueur dans la majorité des statuts personnels musulmans - à celle de la responsabilité partagée des deux conjoints.
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.