Asma LAMRABET

Décoloniser les savoirs

Editorial

Les situations coloniales et postcoloniales, parce qu’elles sont diverses, conduisent à des approches distinctes des décolonisations. S’agissant des savoirs, de leurs contenus, de leurs modes de production, de leurs moyens d’expression, de leurs voies de diffusion, de leurs institutions, il n’est donc pas surprenant que la pluralité domine. Décoloniser les savoirs engage en effet les rapports sociaux et les économies politiques, les cadres théoriques comme les pratiques discursives. La formule constitue une interpellation et une revendication, un programme et un combat. En d’autres termes, elle affirme un engagement dont, chacun pour leur part, les textes de ce numéro témoignent. L’implication critique marque les luttes contre les formes de domination qui perdurent et qui relèvent d’une colonialité des pouvoirs et des savoirs traversée par la question du genre.

La localisation des expériences donne forme à des approches spécifiques. Du Nord ou du Sud, de l’Est ou de l’Ouest, les problématiques ne peuvent être identiques. De surcroît, les critiques décolonisatrices proviennent non seulement de contextes pratiques spécifiques mais aussi d’horizons théoriques particuliers. Les contributions de ce numéro ne relèvent pas des mêmes parcours académiques. On trouvera ici des articles d’historiographie (Ann Laura Stoler), de droit international (Rémi Bachant), d’anthropologie (Joseph Tonda, Nasima Moujoud, Fatima Aït Lmadani), de sociologie (Lahouari Addi, Ramón Grosfoguel, Ricardo Peñafiel), de philosophie (Rada Ivekovic, Seloua Luste Boulbina, Jean Waddimir Gustinvil), d’études culturelles (Lotte Arndt, Gregory Lee) et, last but not least, de militants (Asma Lamrabet, Mouloud Idir).

Si décoloniser les savoirs s’entend donc de façon interdisciplinaire et interna-tionale, cela se comprend également de façon pluraliste. Aucune « école » n’est à proprement parler représentée ici, du postcolonial [1] ou du décolonial, même si d’aucuns (Walter Mignolo et Ramón Grosfoguel) se revendiquent de démarches décoloniales. Presque tous sont familiers des études postcoloniales sans nécessairement explicitement s’y inscrire. Le comment et le pourquoi de l’entreprise ne sauraient cependant occulter le quoi. Les textes ici rassemblés ne poursuivent pas exactement les mêmes objectifs. Quelquefois, il s’agit principalement de l’historiographie, de l’épistémè dans laquelle elle s’inscrit et de l’épistémologie sur laquelle elle repose. Il ne suffit pas en effet de modifier le contenu d’un discours pour le transformer et le déprendre de la colonialité qui le structure. Quelquefois, les critiques portent sur l’instrumentalisation des savoirs, à l’université, au musée ou dans les médias. L’altérité s’invente au gré des politiques et des intérêts, au Sud comme au Nord. Il arrive qu’elles dévoilent le fossé apparemment infranchissable : entre les Nord et les Sud, les intentions théoriques et les réalités empiriques par exemple.

Si le dossier comprend trois moments – « féminismes », « épistémologies » et « pratiques et politiques » – ce n’est pas pour les séparer mais pour les distinguer, d’autant que, loin de constituer seulement des théories, les savoirs sont des pratiques et obéissent à des modes de production qu’il convient de regarder de près. Il ne suffit pas toujours de s’éloigner des formes dominantes, institutionnalisées voire officialisées de la constitution des connaissances pour entrer réellement dans un processus de décolonisation. Au Nord, celles-là ou ceux-là mêmes qui s’affichent, souvent de façon militante et compassionnelle, comme antiracistes, antisexistes et anticoloniaux ne sont pas toujours, paradoxalement, les plus affranchis des paradigmes du passé. Les institutions savantes en tant que telles, celles de la recherche et de l’enseignement, ne sauraient être oubliées et doivent faire l’objet d’un questionnement et d’une critique spécifiques. Le nationalisme peut être fonctionnel autant que méthodologique. C’est pourquoi il convient de coupler décolonisation et dénationalisation.

Socialité et politicité des savoirs sont au cœur des analyses. Corréler leurs su-jets, leurs objets, leurs méthodes et leurs contextes peut révéler paradoxes et apories. Il y a les savoirs pratiques des dominés, en Amérique du Sud par exemple, qui s’expriment dans des mouvements sociaux lesquels font eux-mêmes l’objet d’études, notamment délocalisées au Nord. Celles-ci peuvent se formuler dans des langages dominants qui sont autant d’obstacles épistémologiques. Il y a des savoirs qui sont des pratiques de la domination exigeant pour les modifier un travail critique interne : le droit international en est un. Il y a des savoirs théoriques qui sont dévalués et subalternisés à l’intérieur d’un champ dans lequel l’homo academicus ressemble comme un frère à l’homo oeconomicus. Il y a des savoirs qui, parce que leurs sujets sont « autres » ou « d’ailleurs », ne font pas fonction de libres pensées mais d’idéologies aliénantes. Il y a des savoirs qui servent à l’indépendance de pays restant pour autant pris dans un modèle impérial : c’est le cas de la Chine qui se le réapproprie avec succès.

Décolonisation terminée, décolonisation interminable. Ce dossier ne promet pas des lendemains qui chantent et des progrès de l’histoire. Il montre qu’il ne peut y avoir synthèse ou mode d’emploi, guide d’entretien ou conclusion. Les héritages se combinent avec les transmissions et la répétition est alors au rendez-vous. Lorsque l’Afrique centrale hérite de l’ethnologie, elle reçoit au fond un cadeau empoisonné. Du reste, certains pays du Sud ont souhaité bannir l’ethnologie pour sa colonialité intrinsèque et promouvoir, pour la remplacer, la sociologie. Celle-ci a alors été vue comme celle des autres, des moindres gens, des démunis et autres alter ego. Quand les savoirs se constituent sur un axe vertical qui fait du bas et du haut, du supérieur et de l’inférieur l’axe même de leur progrès, il est clair que l’horizontalisation des savoirs ne peut s’effectuer sans résistances ni sans obstacles.

La question qui est ici implicitement soulevée est donc celle de l’égalité. La colonialité implique en effet la hiérarchisation, selon des critères divers et surtout diversifiés (européen/non-européen ; blanc/indigène ; national/étranger ; moi/autre ; chrétien/musulman ; urbain/rural ; classes dominantes/dominées etc.). Elle s’accompagne donc d’une inégalité qui n’est pas seulement discursive mais aussi empirique, qui n’est pas seulement symbolique et imaginaire mais aussi politique et sociale. La colonialité est en ce sens un rapport. Ses enjeux sont donc doubles : théoriques et pratiques. C’est pourquoi il est si difficile de faire progresser la décolonisation. C’est un front qui a ses batailles et ses campagnes, ses tactiques et ses stratégies, ses défaites et ses victoires. Comme il n’a pas de commandement, toute vue générale, toute perspective cavalière est interdite, ou impossible.

C’est par le bas que les critiques décolonisatrices s’effectuent, ce n’est que par le bas qu’elles peuvent s’effectuer. Sans hauteur de vue, aucun panorama ne peut ainsi être proposé. Un panorama est toujours impérial. Ainsi, personne, ici, ne propose de lecture globale de l’histoire coloniale moderne. Si certains auteurs du dossier sont plus portés que d’autres sur l’analyse macrohistorique et sociologique des dominations coloniales et leurs suites, personne ne prétend tirer des conclusions universelles d’une réalité multiple et pluri-verselle. Pourtant, chacun sait que la colonialité s’insère dans une histoire globale et que les formes de domination sont imbriquées. L’intersectionnalité (genre, classe, race) n’a pas résolu le problème mais a attiré l’attention sur l’imbrication. Du reste, celle-ci est elle-même malaisée à concevoir ; on n’en connaît pas encore l’équation. En outre, les formes de colonialité ne sont pas non plus indépendantes (les transferts (de méthodes et de procédés sont légion) mais elles se différencient selon les mondes et les objectifs. Enfin, du fait du rôle prépondérant de l’Europe en matière de colonisation globalisée, décoloniser ne peut s’accomplir sans que l’Europe, même absente, soit impliquée. Sa provincialisation est une façon de le montrer.

En ce sens, la décolonisation ou la décolonialité ne constituent pas un grand récit de plus. L’horizon d’une mondialisation des connaissances est toujours présent mais reste, notamment dans ce dossier, un horizon. Le caractère fragmentaire et multiforme des analyses reflète la volonté mais aussi l’impossibilité d’un surplomb qui participe à la domination et aux entreprises de clôtures épistémologiques. Le beau temps où une reine des sciences (la philosophie) pouvait apporter son dernier mot est bien révolu. Le beau temps deshommes de science est terminé. C’est pourquoi l’interrogation sur les féminismes contemporains est décisive. Ils peuvent porter sur des Autres imaginaires et se détourner ainsi d’Autres trop proches, trop semblables, trop familiers. Le creusement des différences et des écarts apparaît ainsi comme une ruse de la raison de plus.

L’invention du tiers monde [2] a rapproché les continents. Ce paradigme entrait dans la colonialité par le haut (l’État, le développement etc.). La colonialité s’y révélait alors sous la figure de la dépendance et l’intérêt portait sur les peuples et les populations. Aujourd’hui, la colonialité se dévoile plutôt sous l’angle de la domination et l’attention se porte davantage sur les groupes et les sujets. Les luttes anticoloniales (ou de « libération nationale ») et le tiers-mondisme étaient davantage politiques qu’intellectuels. Ils fondaient des revendications et des luttes politiques. Les études postcoloniales sont d’abord intellectuelles. Elles ne servent pas toujours directement les contestations sociales. La décolonisation des savoirs qu’elles ont contribué à déclencher est loin d’être terminée.

Dossier coordonné par Seloua Luste Boulbina et Jim Cohen Avec la participation de Najate Zouggari et Patrick Simon/

numéro Mouvements 72

Internationalisation des débats et des luttes

Sommaire

Décoloniser les savoirs

Éditorial

I Féminismes

Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? Par Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud

Reconsidérer la problématique des femmes et de l’égalité en islam. Par Asma Lamrabet

II Épistémologies

Raison mise à part. Réflexions sur les Lumières et l’Empire. Par Ann Laura Stoler

Conditions d’une dénationalisation et décolonisation des savoirs. Par Rada Iveković

Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos. Par Ramón Grosfoguel

Sociologie du savoir sur Autrui. Contribution au débat sur les études postcoloniales. Par Lahouari Addi

III Pratiques et politiques

Luttes sociales et subjectivations politiques en Amérique latine. Expropriations, récupérations et réinventions des savoirs sur « soi ». Par Ricardo Peňafiel

Le cadeau empoisonné de Versailles ou la Chine à la manivemme de l’orgue de Barbarie. Par Gregory Lee

Décoloniser les esprits en droit international. La « responsabilité de protéger » et l’alliance entre les naïfs de service et les rhétoriciens de l’impérialisme. Par Rémi Bachand et Mouloud Idir

Du « savoir » de l’Autre à la construction de soi : les enjeux du « savoir » dans la construction de l’État haïtien. Par Jean Waddimir Gustinvil

L’impossible décolonisation des sciences sociales africaines. Par Joseph Tonda

Une mission de sauvetage : Exhibitions. L’invention du sauvage au musée du quai Branly. Par Lotte Arndt

Décoloniser les institutions. Par Seloua Luste Boulbina

Itinéraire

Une initiation décoloniale. Entretien avec Françoise Vergès. Propos recueillis par Patrick Simon et Seloua Luste Boulbina

Livres

À propos du livre Féminismes islamiques, de Zahra Ali, Éditions La Fabrique, 2012. Par Najate Zouggari

Race, classe, colonialité et pouvoir : nouvelles perspectives. Á propos du livre Race et capitalisme de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem (coord.), Éditions Syllepse, 2012 ; et du livre Race rebelle. Luttes des quartiers populaires des années 1980 à nos jours, de Rafik Chekkat et Emmanuel Delgado Hoch (sous la dir.), Éditions Syllepse, 2011. Par Jim Cohen

À propos du livre Malcolm X : A Life of Reinvention, de Manning Marable, Penguin Books, 2011. Par Jim Cohen

Le dossier « Décoloniser les savoirs. Internationalisation des débâtés et des luttes » continue sur le site web de Mouvements (www.mouvements.info). Dès maintenant vous pouvez y lire :

 Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique. (article associé à la section II « Epistémologies » du dossier). Par Walter Mignolo

 Parler à la place des autres « Études des relations ethniques et raciales » dans l’université néerlandaise et réponses critiques.(article associé à la section III « Pratiques et politiques » du dossier). Par Kwame Nimako

 Performance postcoloniale. (article associé à la section III « Pratiques et politiques » du dossier) . Par Farid Laroussi

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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