Asma LAMRABET

L'Héritage : relecture des versets

 

 

Les Versets sur l’Héritage[1]

 

« Les femmes héritent la moitié de ce qu’héritent les hommes » : c’est là l’une des prescriptions les plus célèbres de la religion islamique et à l’intérieur de laquelle on a délimité toute la question de l’héritage en islam. Or, disons le d’emblée, la législation sur l’héritage en islam, très complexe par ailleurs, ne se résume pas à cette répartition qui reste restreinte à un exemple de cas bien précis, mais, avouons le aussi, assez fréquent.

 

Il reste que cette répartition  apparemment  « inique » doit être réévaluée dans son contexte, autrement dit,  dans le cadre de la nouvelle conception de l’héritage érigée par la  Révélation de l’islam et qui pour la première fois dans l’histoire du monothéisme à donner aux femmes le droit d’hériter.

 

Toute la thématique de l’héritage doit donc être, à ce titre,  considérée comme étant une révolution majeure ayant bouleversé le statut social des femmes à cette période de l’histoire de la civilisation humaine. Il faudrait donc, pour pouvoir comprendre les finalités de cette prescription coranique, la replacer dans le temps et l’espace social du vécu et des limites historiques de cette période.

 

En effet, dans la société tribale de l’époque où les guerres et les pillages  étaient monnaie courante, les femmes étaient les êtres les plus vulnérables de la société et faisaient partie du butin à conquérir. Elles  représentaient une lourde charge pour ceux qui devaient les entretenir. Elles n’avaient aucun droit à l’héritage et bien au contraire elles faisaient partie des biens que les hommes s’appropriaient à la mort de leurs proches. Il faut préciser, qu’elles n’étaient pas les seules exclues du système successoral, puisque les enfants, les personnes âgées aussi l’étaient, et tous ceux qui n’avaient pas de monture, ne portaient pas de sabre et ne pouvaient pas mener un combat. Ceux qui avaient droit au patrimoine étaient ceux qui participaient à la défense de la tribu.

 

Cet état de chose, faut –il le rappeler n’était pas spécifique à la péninsule arabique puisqu’il était prédominant dans toutes les civilisations humaines de l’époque, fondées sur « l’économie » du  butin, de la force physique et de la guerre.  C’est donc dans ce cadre là, qu’il faudrait réévaluer l’apport du Coran sur cette question.

 

C’est dans ce sens, qu’il faudrait aussi resituer la question de l’héritage et notamment garder à l’esprit une donnée fondamentale à savoir que c’est avec la révélation islamique que les femmes ont eu d’emblée le droit à l’héritage, droit, qui faudrait-il le rappeler aucun texte révélé,  ni idéologie ou système politique, antérieurs n’ont évoqué encore moins pratiqué.

 

En octroyant ce droit à l’héritage aux femmes, inconnu dans les autres civilisations,  l’islam a initié une reconnaissance des droits juridiques aux femmes jamais avérées jusqu’à lors à travers l’histoire de l’humanité[2].

 

Quant on revient à la source première du Coran et qu’on répertorie les versets concernant l’héritage on est d’abord interpellé par deux versets qui semblent essentiels dans la répartition des biens successoraux et qui résument à eux deux toute la philosophie du Coran quant à cette question.

 

 En effet, ces deux versets sont les suivants :

 

Coran 4 ;7 : « Il revient aux héritiers hommes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; de même qu’il revient aux femmes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; et ce,  quelle que soit l’importance de la succession, cette quantité est une obligation (nassiban mafroudan) »

 

Coran 4 ;32 :  « N’enviez pas les faveurs par lesquelles Dieu a élevé certains d’entre vous au –dessus des autres ; aux hommes reviendra la part (nassib) qu’ils auront méritée par leurs œuvres  et aux femmes reviendra la part (nassib) qu’elles auront méritée par leurs œuvres »

 

On constate à travers ces deux versets que le Coran instaure une règle de base qui est celle de l’égalité dans les parts (nassib), des hommes et des femmes, dans l’héritage laissé par leurs  parents ou proches respectifs et ce – et comme le précise le verset – quelle que soit l’importance de cette succession.  On notera au passage, l’insistance du Coran à la fin du verset sur « l’obligation » de cette répartition égalitaire (nassiban mafroudan).

 

Avant d’avancer dans le propos il serait peut être utile de revoir les circonstances de révélation de ces versets qui comme à l’accoutumée nous éclairent  aussi bien sur le contexte de l’époque que sur l’esprit qui sous tend la révélation du dit verset.

 

Pour le verset 4 ;7, la majorité des exégèses classiques rapportent que c’est en réponse à la requête d’une femme nommée Oum Kouha qu’il fût révélé. En effet, cette dernière, était venue se plaindre au prophète dans ces termes : « Mon mari vient de mourir et m’a laissé avec des filles; Il a laissé des biens importants qui sont tous aux mains de ses proches[3]. Ils ne veulent rien nous donner ni à moi ni à mes filles alors que nous sommes toutes dans le besoin ». 

 

Le prophète a alors convoqué les  hommes en question qui ont justifié leur refus de donner une quelconque part à la femme et ses filles par le fait que ces dernières  ne montent pas à cheval, ne combattent pas l’ennemi et ne portent aucun fardeau, en somme et selon les coutumes de l’époque, elles ne représentaient à leurs yeux aucune source de rentabilité et devraient donc être exclues de tout héritage.

 

Le prophète leur demanda d’attendre la réponse du Créateur et c’est ce qui ne tarda pas à venir sous la forme de ce verset : « Il revient aux héritiers hommes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; de même qu’il revient aux femmes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches.. »[4].

 

Ce verset est venu inaugurer une nouvelle règle juridique dans les normes sociales de l’époque, celle qui non seulement donne aux femmes une part de l’héritage, à laquelle elles n’ont jamais eu droit,  mais une part égale à celles des hommes !

 

Ce verset est incontestablement le verset qui fonde l’égalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes. La réponse coranique révélée suite à la plainte de la veuve démunie, à qui on refuse de donner une part de l’héritage de son défunt mari et qui a des filles à sa charge,  est en soi une réponse claire et évidente quant à la détermination du Coran d’en finir avec les coutumes discriminatoires envers les plus démunis en général et les femmes en particulier.

 

L’exégète classique Ibn Kathir affirme ainsi dans son interprétation de ce verset :   «  tout le monde est à pied d’égalité devant cette loi Divine et  tous - hommes et femmes -  sont égaux dans les principes de base de l’héritage (aljamii fihi sawaa fi hukmi Allah wa yastawoune fi assl alwiratha)[5].

 

Cette réponse, ainsi révélée, est venue encore une fois plaidé la cause des plus démunis, des exclus de la société, qui en tout temps, sont majoritairement représentées par les femmes.

 

Dans toutes les sociétés humaines, les systèmes juridiques érigés par les élites au pouvoir, font en sorte, que seuls, ceux qui font partie de cette élite, les riches, les puissants, puissent tirer profit des richesses héritées. Les opprimés, les démunies, les enfants et les pauvres  ainsi que les personnes âgées hommes ou femmes étaient exclues, exploitées et confinées dans les arrières fonds des hiérarchies sociales. C’est là une de ces lois inhérente à l’histoire de la civilisation humaine et qui de tout temps à édifié sa morale sur ce mode de sélection discriminatoire. 

 

Le Coran, encore une fois donc, « répond » aux revendications des femmes et à travers la plainte de Oum Kouha,  c’est le « cri de détresse » de toutes les femmes de cette époque, qui est entendu par le Créateur de l’Univers.

 

Le Coran « répond » à la requête de cette femme en instaurant une base équitable dans l’héritage pour tous et  en spécifiant, encore une fois, les hommes et les femmes afin qu’il n’est pas de doute quant à l’équité de cette répartition. Plus que cela, le Coran fait de cette répartition égalitaire une obligation - nassiban mafroudan -  et cette insistance est à prendre en considération aujourd’hui plus qu’hier, à l’heure où cette question de l’héritage fait encore partie des « impensés » religieux en terres d’islam.

 

Quant au deuxième verset, (Coran 4 ;32), on note qu’il souligne la même répartition égalitaire entre les hommes et les femmes mais cette fois ci et selon l’exégèse classique, en tenant en compte aussi de la part des œuvres et des labeurs, fournis par les hommes et les femmes au cours de leur vie sur terre.

 

Il s’agit là d’un verset important dans l’affirmation de l’indépendance économique des femmes, puisque l’on note l’insistance faites quant aux efforts fournis dans le travail et ce autant par les hommes que par les femmes ;  «  aux hommes reviendra la part (nassib) qu’ils auront méritée par leurs œuvres  et aux femmes reviendra la part (nassib) qu’elles auront méritée par leurs œuvres ».

 

Formulé dans le langage courant de notre contexte, les principes de ce verset correspondent à ce que l’on dénomme aujourd’hui, comme étant,  le droit à l’égalité salariale.

 

En effet, toute la jurisprudence islamique le confirme, à travers ce verset et bien d’autres, l’islam a été très exigeant quant à l’autonomie et l’indépendance financière des femmes.

 

Les femmes, à l’instar des hommes, ont eu le droit, depuis l’avènement de l’islam, à la gestion autonome de  leurs biens, de leur propre commerce, à la conclusion de contrats de vente et d’achats ainsi qu’à la capacité de léguer de testaments, locations ou procurations légales.

 

C’est d’ailleurs ce verset 4 ;32 qui constituera aussi le fondement du principe juridique islamique qui stipule que les femmes,  ayant  droit à une totale indépendance et autonomie financière, les époux n’ont absolument aucun droit sur leurs revenus et leurs biens respectifs.

 

A coté de l’énonciation de cette égalité dans les bases communes de l’héritage et de l’égalité économique entre les hommes et les femmes, on retrouve dans les textes d’exégèse, des faits historiques qui relatent les causes de la révélation de ce verset (4 ;32) et qui sont très suggestifs quant à l’effervescence spirituelle et socioculturelle dans laquelle vivait les musulmans de l’époque.

 

Selon différentes sources d’exégèse, ce verset fût révélé à l’occasion d’une vive rivalité naissante entre les hommes et les femmes de l’époque. En effet, de nombreuses femmes étaient venues se plaindre au prophète du fait que les hommes avaient droit à plus de notoriété étant donné leur contribution, entre autres,  aux conquêtes armées. C’est ainsi  qu’elles lui ont fait part de leur souhait à participer elles aussi à ces conquêtes afin d’avoir les mêmes rétributions que celles allouées aux hommes[6].

 

Parmi les différentes « requêtes » féminines faites au prophète et qui sont mentionnées par les commentateurs, il y a celle rapportée par l’Imam Arrazi et qui cite sans la nommer une femme qui serait venue se plaindre au prophète en ces termes : « Le Créateur  des hommes et des femmes est Un  et toi tu es le prophète des femmes et des hommes et nos parents communs  aux hommes et femmes sont Adam et Eve, alors pourquoi Dieu n’interpelle que les hommes et ne nous interpelle pas nous les femmes ? »[7].

 

Notons, en passant, le contenu de cette revendication qui témoigne de l’esprit critique et de l’intelligence des femmes de l’époque libérées par la force de la foi. Une surprenante prise de conscience féminine qui interpelle le prophète de l’islam à travers une franche et libre protestation.

 

Notons aussi, l’espace de liberté d’expression dans lequel les femmes, à l’instar de celle ci,  interviennent de façon délibérée et sans aucun complexe dans des assemblées mixtes. Ce sont là, d’autres faits historiques qui corroborent le fait que les femmes de l’époque avaient tout de suite assimilé les valeurs de liberté et d’autonomie,  transmises par le nouveau message spirituel. 

 

Il faudrait aussi ne pas oublier qu’elles ont été  aussi aidées en cela par la grandeur d’esprit, l’indulgence  et le sens de la pédagogie,  inhérents au caractère propre du prophète de l’islam, qui a tout fait pour guider et encourager les femmes dans leurs premiers pas vers l’émancipation.

 

Comment se fait-il donc qu’il y a quatorze siècles de cela, les femmes pouvaient se permettre ce type de discours et de questionnements et bénéficiaient de ces incroyables espaces de liberté alors qu’aujourd’hui ces mêmes espaces  sont tout simplement de l’ordre de l’inconcevable  dans la majorité  des communautés musulmanes ?

 

On ne peut que se sentir un tant soit peu déconcerté par ce vent de liberté qui régnait à l’époque de la Révélation et qui paraît être totalement « décalé » par rapport à notre actualité d’aujourd’hui, où de nombreuses femmes musulmanes de part le monde musulman n’ont même pas d’espace respectable où prier au sein des grandes mosquées qui semblent n’être conçues que pour la gent masculine.

 

Mais le plus grave dans tout cela c’est que la majorité des musulmans et musulmanes d’aujourd’hui  pensent que cette marginalisation des femmes du champ et de l’espace religieux en islam est structurelle à la religion et que puisque de tout temps il en a été ainsi, il ne fallait surtout pas remettre en cause cette hiérarchisation sacrée. 

 

Ce verset a donc été révélé à la suite d’un certain nombre de doléances qui provenaient majoritairement des femmes mais certains textes d’exégèse ont rapporté celles qui provenaient également des hommes.  En effet, les commentaires classiques font état  de certaines demandes venant des hommes qui réclamaient au prophète une part plus importante dans les rétributions et les récompenses du fait qu’ils étaient des hommes[8].

 

C’est donc pour cela que le verset révélé à la suite de cette épisode de rivalité entre les femmes et les hommes débute par cette énoncée : « N’enviez pas les faveurs par lesquelles Dieu a élevé certains d’entre vous au –dessus des autres ; aux hommes reviendra la part (nassib) qu’ils auront méritée par leurs œuvres  et aux femmes reviendra la part (nassib) qu’elles auront méritée par leurs œuvres ».

 

C’est pour mettre donc un terme à cette rivalité  que ce verset a été révélé et la prescription coranique qui en découle contribuera ainsi à l’instauration d’un principe égalitaire de base qui transcende le genre et qui de facto valorise un seul critère, celui du mérite.

 

Ce n’est ni le genre masculin ou féminin qui prime dans l’évaluation des êtres humains mais c’est bien leurs efforts, leurs  capacités à donner, à travailler, à œuvrer pour le meilleur, en d’autres termes à déployer l’effort intérieur nécessaire afin d’atteindre cette valeur morale qu’est le mérite. La prescription divine est ici on ne peut plus manifeste, les êtres humains, hommes et femmes, seront jugés selon les efforts déployés pour le bien dans ce monde et selon leurs œuvres méritoires et non pas pour leur origine, leur sexe ou leur richesse.

 

Mais malheureusement, ce n’est pas l’interprétation que vont en faire un certain nombre de commentateurs classiques qui vont rester otages de leur propre champ culturel et qui vont refuser de reconnaître l’égalité entre les hommes et les femme, malgré la révélation  de ces versets pourtant extrêmement clairs dans leur formulation.

 

C’est le cas du commentaire de l’imam Arrazi qui dans son interprétation de ce même verset 32 de la sourate 4, affirme ce qui suit : « les hommes auront une part qu’ils auront mérité par leurs œuvres, c’est à dire de leur entretien et de la charge matérielle des femmes et pour les femmes leur part consiste à protéger leur chasteté, au devoir d’obéissance au mari et à leur responsabilité dans le foyer familial comme faire la cuisine, faire du pain et laver les habits »[9]. On est là très loin des objectifs et des finalités égalitaires affirmés par le verset en question qui à  aucun moment n’a parlé d’entretien des femmes ni d’une supposée charge du foyer conjugal, encore moins d’obéissance ni de cuisine !

 

On retrouve ici, cet acharnement récurrent que vont avoir la majorité des savants musulmans – les contemporains aussi – sur cette question de l’obéissance de l’épouse au mari et qu’ils vont ressortir à chaque occasion, sans que le verset en question n’y fasse la moindre allusion !

 

Cet exemple de commentaire illustre à quel point il existe un profond déphasage entre les principes coraniques et l’interprétation qui en a été faites par les différents exégètes classiques. 

 

On peut comprendre que ces savants soient restés fortement imprégnés par leur environnement socioculturel mais le problème c’est que lors de la stagnation et la décadence de la pensée islamique, ces interprétations qui sont rapportées dans les compilations historiques, le sont restés sous forme d’interprétations dogmatiques et sont ainsi devenues par la force des choses de l’ordre du « sacro-saint » . Ces interprétations n’ont jamais fait l’objet d’une étude contextualisée   encore moins d’une étude critique  et c’est ainsi qu’elles sont restées de ce fait, et jusqu’à de nos jours, consignées sous forme de « vérités absolues »  dans les cours magistraux donnés  dans les principales universités islamiques de par le monde.

 

A coté de ces deux versets qui délimitent les bases égalitaires communes de la succession, on retrouve dans le Coran, de nombreux autres versets, qui illustrent d’une façon bien  définie les parts à répartir dans le legs.

 

En effet, la répartition de l’héritage se base essentiellement sur trois critères, qui sont fondamentaux dans la compréhension de la logique coranique du partage des biens hérités.  Ces trois critères sont en effet[10] :

-       Le degré de parenté des successeurs héritiers avec la personne défunte : pour les héritiers, qu’ils soient hommes ou femmes, plus le lien de parenté est proche plus leur part d’héritage sera  importante.

-       La position de la génération qui hérite : la jeune génération (hommes ou femmes) qui débute dans la vie et qui tend à avoir plus de responsabilités à entreprendre est celle qui est favorisée par rapport à l’ancienne génération qui est en fin de vie et qui est le plus souvent une charge pour les jeunes membres de la famille.

-       La responsabilité matérielle qui incombe à celui qui doit prendre en charge l’ensemble de la famille. Et c’est, uniquement, dans ce cadre là, que les hommes sont favorisés par rapport aux femmes du fait de leurs responsabilités et des charges familiales qu’ils doivent supporter entièrement.

 

C’est cette règle fondamentale dans la logique du Coran qu’il faudrait avoir à l’esprit pour pouvoir comprendre le pourquoi des parts supérieurs alloués à certains par rapport à d’autres.  C’est la responsabilité financière combinée au degré de parenté qui légitime un apparent « favoritisme » des uns au détriment de ceux qui seront pris en charge ou dispensés des charges financières et familiales et qui auront une part moindre.

 

C’est toujours de la même philosophie coranique dont il s’agit à savoir celle qui donne la priorité à la  protection des plus démunis et des plus vulnérables dans la structure familiale traditionnelle, laquelle,  faudrait-il le rappeler correspond à la notion de famille élargie et non pas à la famille nucléaire comme celle qui prévaut actuellement.

 

Ceci est important à rappeler au moment où l’on a l’impression, dès lors que l’on aborde la question de l’héritage en islam, qu’il n’ y a qu’une seule règle de succession en islam à savoir  celle  de la femme qui hérite la moitié de l’homme et, qui plus est, semble être au premier abord « injuste » vu et étudié à l’aune de notre modernité mais surtout loin des fondements et des repères sociaux de la  famille  traditionnelle.

 

D’abord, le droit successoral en islam ne se réduit pas à la seule règle de la demi part de la fille par rapport à celle du frère lors du décès de l’un des parents. C’est ainsi que l’on peut répertorier dans le Coran trente cas  où les femmes héritent d’une part égale voire plus que l’homme[11]. C’est ainsi que, par exemple,  dans le cas du décès de l’un des enfants, les deux parents - mère et père - ont la même part de l’héritage.

 

Le seul verset qui concerne la demi part de la fille est celui donc de la sœur qui hérite de la moitié du montant que son frère hérite : Coran 4 ;11 « En ce qui concerne vos enfants, Dieu vous prescrit d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles »

 

Cette répartition s’explique, comme il a été cité précédemment, par la responsabilité financière qui incombe aux frères tandis que les sœurs, elles restent libres de disposer de leur argent et de leurs biens comme bon leur semble.

 

C’est ce que certains ont formulé comme étant, pour la sœur un montant NET, ajouté à ses biens, alors que pour le frère, il s’agira d’un montant BRUT, dont il devra déduire toutes les autres  dépenses d’entretien vis à vis des autres personnes à sa charge dont évidemment sa sœur qui a hérité de la moitié[12].

 

La répartition concernant la demi part des femmes dans la fratrie a été révélée pour répondre à des exigences imposées par l’environnement social de l’époque et se voulait garante d’une répartition traditionnelle et faut-il le rappeler solidaire des biens familiaux. Le frère, selon la vision islamique, doit assumer sa responsabilité dans la gestion financière de sa sœur mais aussi de tous les proches démunis ou faibles qui nécessitent une prise en charge matérielle continue.

 

Cette logique coranique de la répartition du legs doit être comprise à l’intérieur de la structure familiale qui reste fondée sur le groupe solidaire et qui actuellement dans notre ère moderne est de plus en plus remplacé par la famille conjugale isolée ou nucléaire et qui n’a plus la même structure ni les mêmes exigences que celle de la traditionnelle grande famille. 

 

Mais comment concevoir cela au sein des lois de la modernité qui sont devenues malheureusement l’apanage de plus d’égoïsme, de solitude et d’isolement et où l’émancipation de l’individu est devenu une norme inévitable?

 

Le Coran a réparti  de façon équitable l’héritage dans la structure familiale traditionnelle.  Mais comment garder l’éthique de cette vision et l’appliquer  dans ce cas précis de la fratrie, alors que les femmes ne sont plus souvent prises en charge matériellement parlant et contribuent parfois à l’entretien économique de la famille, parents et frères inclus ?

 

Que dire aujourd’hui des femmes qui partagent la gestion financière du foyer conjugal voire qui en assument même l’entière responsabilité quand l’époux a de faibles revenus voire n’a pas de revenus du tout ?

 

Que dire aussi de tous ces hommes  qui se retrouvent dans l’incapacité totale à subvenir seuls aux besoins de toute une famille devant les impératifs d’une  vulnérabilité professionnelle  extrêmement difficile à vivre pour les couples d’aujourd’hui ?

 

Il est vrai que dans notre contexte d’aujourd’hui traversé par de profondes métamorphoses sociétales, par de nouvelles réalités économiques et par les déséquilibres sociaux que l’on connaît,  il est difficile de retrouver la conjoncture sociale idéale de l’équité dans l’héritage telle que voulue et dictée par le Coran.

 

L’application « littérale » du verset concernant la fratrie dans notre contexte d’aujourd’hui qui est lui devenu structurellement injuste, devient elle même source d’injustice profonde et va à l’encontre des objectifs du Coran qui, comme on l’a vu, prônent  avant tout la protection et la préservation des biens des femmes et des minorités vulnérables et la juste répartition des responsabilités au sein du noyau familial.

 

 Le Coran a instauré avec les lois de l’héritage un nouveau règne dans lequel primait le « droit » et a de ce fait a abrogé le règne des coutumes discriminatoires. Il l’a fait, tout  en tenant  compte d’abord des repères socioculturels de l’époque mais tout en traçant en filigrane les valeurs de base de l’équité et de la justice, qui doivent toujours prévaloir et ce quelque soit le contexte socioculturel. Et c’est à cette première intention coranique qu’il faudrait revenir aujourd’hui dans notre contexte confus, complexe et particulièrement injuste.

 

C’est dans ce sens et en ce moment de l’histoire qu’il faudrait revenir aux versets qui définissent les bases de l’égalité générale dans l’héritage et à leur lumière, relire  ceux qui définissent la demi part des femmes et qui peuvent paraître aujourd’hui être inconvenants  par rapport au degré  d’émancipation et d’évolution qu’on atteint les  sociétés humaines actuelles. 

 

 

La solution se trouve donc dans le Coran lui même et dans ce verset fondamental qui très sereinement nous réconforte quant à son approche égalitaire de l’héritage : « Il revient aux héritiers hommes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; de même qu’il revient aux femmes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; et ce quelle que soit l’importance de la succession, cette quantité est une obligation (nassiban mafroudan) ».

 

Ce « tabou »  qui pèse aujourd’hui sur les débats de sociétés en terre d’islam, notamment sur la question de l’héritage dans la fratrie et les polémiques récurrentes, voire le malaise social suscité  par cette question, peuvent être résolus si l’on sait revenir à l’esprit du Coran et considérer dès lors ce verset comme une prescription prioritaire dans le système successoral[13]. Cela sera une manière de faire évoluer le débat de l’intérieur de l’islam tout en restant fidèle à son fondement éthique. 

 

Le Coran nous fournit là encore la preuve que rien n’est définitif  ni clos à jamais mais que bien au contraire il faudrait dans chaque contexte savoir remettre en exergue les grandes finalités du message spirituel et dont notamment, celui de la justice  qui en représente l’un des éléments structurants. Et revenir à ce verset central de l’héritage c’est contribuer à  maintenir l’esprit de justice de l’islam vivant dans les cœurs mais aussi dans les réalités sociales d’aujourd’hui.

 

Asma Lamrabet

 

 

 



[1] Extrait de « Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ? »

[2] Faut-il rappeler que le Code Napoléonien en 1804 consacre l’incapacité juridique des femmes mariées et qu’en général les femmes en Occident n’ont accédé pleinement à l’héritage qu’au 20ème siècle.

[3]  Il s’agit de Souyid et Akrama le cousin  du mari et un tuteur de la famille.

[4]  «  Assbab annouzoul » , Abou el Hassan a-Nayssabouri, revu et corrigé par Said Mahmoud Aquil, Dar el Jil, Beyrouth, 2002.

[5] Tafssir Ibn Kathir, du verset 4 ;7.

[6]  Il existe plusieurs versions, dont une rapportée par Oum Salam, voir Tafssir Ibn Kathir, verset 32 de la sourate 4.

[7] Imam Arrazi , « Mafatih al ghayb », Tafssir al-kabir .

[8] Tafssir Ibnou Kathir.

[9] Imam Arrazi ; Tafssir al kabir.

[10] Voir ces critères mais aussi l’ensemble des exemples de succession dans l’ouvrage du Dr Ali Joumoua, Mufti d’Egypte : « El marâa fi al hadhara al islamya, bayn noussouss achâr’ wa thurat el fikh wa al waquii al maaichi »,Dar Assalam, Le Caire 2008, p27.

[11] Etude faite par Salah Eddine sultane sur l’héritage de la femme en islam : « mirath al maraa wa kadiat al moussaouate » éditions Ennehada, Egypte,1999.

[12] Azizah el Hibri : « Droits des femmes musulmanes dans le village mondial » sur www.karamah.org

[13] Le débat sur l’héritage en islam se fait de façon très tacite en milieu sunnite et c’est paradoxalement, en République islamique d’Iran  qu’il a eu lieu et qu’il a évolué! Le parlement iranien a voté le 21 Mai 2004 une loi accordant aux femmes les mêmes droits de succession qu’aux hommes. Il reste que même si cette loi n’a pas encore obtenu l’approbation du Conseil des gardiens de la constitution, elle a le mérite de prouver que le débat de l’intérieur de l’islam peut avoir lieu...

 

 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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