Asma LAMRABET

La femme dans le discours islamique contemporain

Asma lamrabet
08-08-2008

 

Le discours islamique concernant les femmes est généralement le même partout et ce quel que soit le contexte social ou géographique dans lequel on se retrouve. Que cela soit dans les prêches télévisés – très à la mode- ou lors de conférences ou rencontres sur l’islam, c’est un discours – à de très rares exceptions faites- assez officiel, monotone, rudimentaire et qui fait dans l’apologie creuse.

Un discours, dans lequel les « droits de la femme en islam » sont énumérés machinalement et où l’on compare inévitablement le statut de la femme d’avant -Islam avec l’après Islam et où l’on essaie de démontrer, preuves à l’appui,  que la problématique de la femme musulmane est en fait inventée de toutes pièces par les « ennemis » de l’islam…

Il y a un refus de voir et d’assumer une certaine réalité qui en dit long sur  l’incapacité tragique des musulmans de faire leur « autocritique » et de commencer sérieusement à entreprendre un profond et radical changement  dans la perception qu’ils ont, aussi bien, de leur histoire  que du monde qui les entoure.

 Discours traditionaliste versus discours moderniste

En fait, on peut distinguer,  actuellement et de façon un tant soit peu caricaturale,  deux types de discours qui s’articulent autour de la question de la femme en islam. Deux discours qui véhiculent deux perceptions antagonistes et qui sont dans une logique de confrontation perpétuelle.

D’abord un discours que j’appellerais « traditionaliste », majoritairement retrouvé dans les sociétés musulmanes et qui, malgré les tendances de « renouveau » qu’il prône par rapport à l’islam en tant que mode de vie, reste très peu enclin à évoluer sur la question de la femme.

L’autre discours, à l’antipode du traditionaliste, qui se proclame résolument « moderniste »est celui qui tend à  cristalliser tous les échecs du monde musulman sur la question du religieux et qui revendique quant à lui une « libération » de la femme musulmane des « carcans religieux », apparemment responsables de tous nos maux…

Il est malheureux de constater  qu’entre ceux qui promulguent un déracinement et une rupture totale par rapport aux références religieuses considérées comme responsable du sous développement et du statut juridique rétrograde des femmes en terre d’islam et ceux qui se confortent dans un traditionalisme figé et un littéralisme  strict des textes, c’est d’abord et avant tout la parole des femmes elles-mêmes qui est, volontairement ou non, confisquée.

On ne peut que se sentir consterné par la quantité de préjugés et de stéréotypes qui empêche toute tentative de dialogue entre les tenants de ces deux types de discours. 

La vision « éradicatrice », à l’instar de la nouvelle islamophobie internationale régnante, se nourrit d’un constat évocateur : l’état des lieux des sociétés musulmanes. Le statut juridique de la femme, indicateur en puissance de ces sociétés à la traîne d’un Occident indécemment prospère et civilisé, constitue la porte idéale par laquelle tout un système de pensée ethnocentrique va s’immiscer afin de dénigrer l’islam et ses principales composantes culturelles.

La vision traditionaliste littéraliste, reste, quant à elle,  sous l’emprise d’un discours réactionnel purement défensif, usé et rabâché et répond essentiellement  à des impératifs moraux de l’ordre de la superficialité et de « l’ accommodement culturel » et qui au fond ne règlent aucun problème.

On a même l’impression  que ce discours traditionaliste, de plus en plus en généralisé, est parfois complètement en déphasage par rapport à la réalité sociale musulmane qui évolue et se transforme de manière fulgurante sous les yeux de certains  savants musulmans qui s’entêtent  à chercher des solutions surannées dans les réflexions de leurs prédécesseurs d’il y a plusieurs siècles.

Les tenants de ce discours  traditionaliste refusent  toute réforme touchant au statut de la femme musulmane, d’abord parce que selon leur vision des choses, ce statut a déjà été codifié et fixé une fois pour toutes, comme émanant des sources coraniques et donc qu’il est par conséquent immuable. En second lieu et même si d’autres reconnaissent que certaines traditions culturelles ont pris le dessus sur le véritable message spirituel, ils refusent de cautionner toute idée de « réforme » en particulier pour la condition des femmes.

Il va sans dire que ce concept de « réforme » tel qu’il est admis sous la terminologie musulmane de - «  Islah » - est plus ou moins accepté et même souhaité vivement pour d’autres problématiques mais jamais pour celles concernant la femme. 

Toute idée de réforme en ce domaine est perçue comme étant une idée importée, occidentalisée et par conséquent dangereusement immorale. La femme musulmane ayant toujours été considérée, par l’imaginaire islamique,  comme la  « garante morale » de tout un système de valeurs sociales et  on ne saurait y « toucher »...

Tout en se  « protégeant » donc contre une idéologie occidentale qui reste hégémonique sur le plan politique, cette vision islamique, préfère même parfois cautionner une discrimination flagrante envers ses femmes que de répondre à des injonctions occidentales vécues comme profondément « acculturisantes ».

Finalement, ces deux visions, véhiculées à travers  ces deux discours, l’un supposé être moderniste, car antireligieux et l’autre religieux puisque réfractaire à toute évolution, finissent par soumettre actuellement la femme musulmane à un dilemme intolérable à savoir celui de choisir  entre deux aliénations.

D’une part, celle qui  la somme   de  « prendre ses distances », se déraciner voire de se « dissoudre» dans un  modèle d’émancipation au fond abstrait et donc de « s’occidentaliser [1]» afin de  se « libérer » d’un référentiel islamique supposé être opprimant. 

L’autre choix, beaucoup moins alléchant étant celui de s’emmurer  dans une identité islamique hermétique  où on lui refusera des droits élémentaires voire des droits légitimes, ceux là même qui lui ont été octroyés initialement par l’islam.

 Une troisième voie…

C’est entre ces deux visions extrêmes qu’il est nécessaire de  rechercher, de penser et de reformuler, une troisième voie, seule capable de nous libérer de ces deux types d’aliénation.   Je pense humblement qu'entre la vision ''nihiliste'' de certains modernistes -musulmans ou non- qui veulent faire table rase de toute la tradition islamique et le conservatisme religieux de certains qui s'acharnent sur le statu quo de la femme par peur de perdre toute valeur, il faudrait soutenir tout en la développant cette troisième voie. 

Une troisième voie qui puisse, d’une part, combler le vide moral, éthique et spirituel d’une modernité ô combien difficile à vivre mais aussi et d’autre part combler le manque de   rationalité et de réflexion critique d’un mode de pensée religieux aujourd’hui profondément archaïque.

Nous avons besoin d’urgence  d’un réformisme qui tout en venant « de l’intérieur » ne nous emprisonne pas dans des constructions socioculturelles intériorisées et forcément dépassées. Nous aurions plutôt besoin d’un réformisme  qui se nourrit des  références spirituelles islamiques, certes,  tout en restant ouvert et réceptif  aux  apports universels  de tous les êtres humains indépendamment de leurs convictions, idéologies ou références spirituelles.

Parce que justement c’est au nom de ce référentiel islamique qu’il nous revient de « percevoir »  et d’accepter ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions que nous, non pas par simple tolérance, mais comme un « droit » de l’Autre, comme un don de l’infinitude de cette richesse humaine voulue  par le Créateur.

Le « retour aux sources » scandé, matin et soir,  par des musulmans déçus par leur présent ne doit pas signifier emprisonnement dans un passé historique idéalisé comme on le voit et comme on le vit dans le discours islamique dominant aujourd’hui.

Le « retour aux sources », n’exige pas la  fidélité à des modèles historiques incontestablement désuets, dans leurs configurations sociales,  mais  il est plutôt  ressourcement dans l’incitation spirituelle originelle, celle qui permet de mieux appréhender les défis du temps présent tout en  restant fidèle à  l’éthique de justice et d’équité qui sont le fondement de cette même source.

Et concernant la thématique du discours sur la femme en islam, l’on s’aperçoit que, malgré les tentatives des penseurs et réformateurs  déjà amorcées au siècle dernier, la réflexion semble stagner, voire dès fois régresser, au nom d’un  retour en force d’une lecture rigoriste du religieux .

En effet, l’entreprise de cette réflexion novatrice déjà initiée depuis le siècle dernier par certains réformistes musulmans et qui est poursuivi par d’autres récents penseurs actuels, se base sur l’idée d’un réformisme qui doit impérativement retrouver le premier souffle de la révélation. Celui  du Coran et de la tradition prophétique, qui ont offert à la femme une nouvelle dimension matérielle et transcendantale, autrement dit, celle d'un être humain digne, libre et autonome.

Tous ces penseurs sont partis d’un principe fondateur de la pensée islamique  qui préconise  qu'il ne pourrait y avoir d'application possible au principe ''le Coran est valable en tout temps et tout lieu'' sans réforme -Islah  et sans effort de renouveau ou Tajdid. Et ce, conformément à la tradition prophétique connue,  qui stipule que la communauté musulmane connaîtra tous les cents ans  un rénovateur- man woujadidou laha dinaha-  dans le sens d’une nouvelle compréhension de la religion. Une nouvelle compréhension du religieux qui est forcément celle d’une compréhension contextualisée et adaptée  aux réalités historiques conjoncturelles, seule, à même de préserver une véritable fidélité à l’esprit et  à l’essence du message spirituel.

A ce niveau,  il serait intéressant de rappeler par exemple, que celui qui a inauguré la critique du statut de la femme musulmane, au 19eme siècle,  est le Sheikh Mohammed Abdouh ainsi que son élève Rachid Reda.  Ils n’ont eu de cesse de critiquer  la discrimination que vivaient les femmes, au nom du religieux, tout en affirmant que le Coran insistait sur la participation politique et sociale des femmes dans de nombreux versets.

Dans le même registre le Sheikh  Mohammed Alghazali dans les années quatre vingt dix  a de nombreux écrits où il dénonce durement la situation de précarité dans lesquelles vivent les femmes musulmanes en affirmant versets coraniques et tradition du prophète a l'appui que cet état de faits est à l’opposé des principes islamiques.

Durant la même époque, il y a eu  l'encyclopédie du professeur Abdelhalim Abu Shukka  « libération de la femme du temps de la révélation »  qui a  constitué un tournant décisif dans les études concernant la femme en islam. Un vrai joyau de l'étude analytique et scientifique islamique qui rectifie et corrige de nombreux préjugés, envers les femmes, considérés à tort comme islamiques[2].

Mais qui a vraiment tenu compte du travail de ces savants ? Quel a été leur impact ne serait ce que sur le débat intellectuel islamique en général ?

Bien au contraire il n'y a eu que des critiques et des protestations et une vive polémique à chaque sortie de livre !  Qui a vraiment lu et s'est approfondi dans l'immense travail de Abu Chuka? Pourquoi cette encyclopédie n'est-elle pas enseignée dans le cursus des études  islamiques  et pourquoi  l’a-t-on délibérément marginalisée ?

Pourquoi le débat, quoi que, battant son plein, au sein des sociétés musulmanes, n'avance pas et l’on s’aperçoit au contraire  que le discours islamique autour de la femme se réduit de plus en plus à sa version la plus simpliste et la plus infantilisante, celle qui insiste, uniquement, sur son apparence physique et son corps?

 Le discours islamique sur la femme : un discours de la peur…

 Dans le discours islamique actuel, on s’adresse généralement, à la femme comme à un être à part- l’homme étant La Norme- qui doit être assisté de façon permanente, surprotégé et  subordonné aux bons vouloirs d’un époux dont les privilèges ont été décrétés par ordre divin.

Les conseils et prêches spécialement conçus pour les femmes ne parlent que de la meilleure façon dont les bonnes et pieuses musulmanes doivent se couvrir le corps, on  a l’impression que toute la religiosité d’une musulmane se résume à sa tenue vestimentaire « islamique » et que certains ont désigné comme étant «la tenue islamique légale » ou « alibass acharrii » !

Je me demande de quel aspect légal il s’agit et pourquoi on s’acharne à vivre le religieux sous la stricte bannière des lois et des pénalités même dans l'apparence physique.

Il est évident que l’islam,  à l’instar de  toutes les révélations monothéistes,  mais aussi d’une éthique universelle humaniste, exige des normes et des valeurs de comportement vestimentaire, aussi bien pour l’homme que pour la femme, qui sont ceux de la décence, de la correction et  de la modération. Ces « codes » de l’apparence physique et vestimentaire ont de tout temps étaient partagés par la grande majorité de l’humanité au nom de la  sagesse et de la morale universelle. Qu’il existe actuellement des « dérives » et des « excès » dans le culte du corps, du libertinage, de l'impudeur et de la vulgarité, cela est refusé et critiqué universellement et cette culture de la pudeur, n’est sûrement pas l’apanage de la seule culture musulmane.

Loin s’en faut. Encore faut-il se mettre d’accord sur la notion de pudeur et du comportement vestimentaire approprié et adapté à chaque culture  et à chaque société.

 Il faudrait à ce niveau voir ce qui se passe en terre d’islam pour percevoir à quel point la culture matérialiste, le consumérisme, le culte des apparences, du luxe ostentatoire et de l’indécence, se sont généralisés et sont actuellement révélateurs  du malaise profond de ces sociétés où l’hypocrisie et la schizophrénie culturelles sont devenues la règle.

Devant de telles tristes réalités, le défi de sociétés en mal d’être, les misères d’une mondialisation qui ravage tout sur son passage, il est sidérant de voir comment on s’acharne à proposer de point de vue religieux, une alternative complètement déphasée et désuète par rapport aux besoins et attentes des musulmans et des musulmanes en particulier.

Alors que de grandes questions juridiques restent  sans réponse, comme  les normes et conditions du mariage en islam, le divorce, l’exigence du tuteur pour certains ou wali, le mariage forcé, la participation politique ainsi que  tant d’autres concepts élaborés par une jurisprudence islamique classique et dépassée ;  On  s’entête à débattre et à disserter sur la « fitna » du corps de la femme, de l’obligation juridique du voile ou du « niquab » ou de l’interdiction religieuse pour la femme de voyager seule.

Il y a, on le perçoit clairement, une culture de la peur vis-à-vis de la femme et de toute la problématique qui la concerne.

Pourquoi donc cette peur quand il s’agit d’aborder ce thème  de la femme dans l’islam…??

Pourquoi la pensée islamique en général et contemporaine en particulier reste encore très timorée vis-à-vis de cette question ?

 On peut comprendre  qu'elle le soit restée du fait de l'accumulation des préjugés culturels et sociaux sur la question, par mécanisme défensif envers une certaine idéologie hégémonique occidentale…

Mais pourquoi aujourd'hui encore plus qu'hier des concepts comme ceux de l'émancipation, de liberté, d'autonomie et ce aussi bien pour l'homme que de la femme d'ailleurs font peur et sont considérées, par un certain discours islamique, comme étrangers à la culture musulmane, comme étant de connotation fortement occidentale, et donc antinomiques avec l'islam alors que l’on peut les retrouver sans conteste au cœur même de cette religion ?

Je pense sincèrement que le monde musulman a été éduqué avec cette peur au plus profond de lui-même.  On a l'impression que l'histoire islamique s'est longtemps accomplie et construite   autour d’une ‘’culture de la peur’’ avec son corollaire de jugements préconçus comme la soumission, l'obéissance  ou ataa, comme  la patience ou assabr,  même devant l'injustice, la patience comme fatalité! 

Au lieu de vivre le message de l'islam comme profondément libérateur, puisque c’est ce préconise le Coran dans ses principes de base, quand il protège les plus démunis et défend les opprimés  -moustadaafoune fil ard-,  on a, volontairement ou pas, mélangé les registres…

Les  principes fondamentaux, qui constituent le socle de l’islam, comme la  soumission et l'obéissance, exclusives  à l'amour et l'adoration du Dieu et qui sont intrinsèques  à la vision profonde du monothéisme et de l’unicité- tawhid – ont été, sous l’effet d’une certaine lecture politisée de l'islam, extrapolés au « souverain politique » et à son corollaire de despotisme et de servitude politique.

Le pouvoir politique a sacralisé le « gouvernant » - al- Hakim- et lui a imaginé des concepts religieux, taillés sur mesure, afin de museler toute opposition à son projet politique.

L’histoire islamique  regorge de représentations, comme « Le Calife de Dieu sur terre », « l'Ombre de Dieu sur terre »,  qui ont fait la gloire des autocraties islamiques et qui ont « corrompu », idéologiquement parlant, des principes comme la soumission à Dieu.  Ce dernier étant un principe, qui dans son essence profonde, libère les êtres humains de toutes les autres soumissions et de toutes les autres subordinations.

On a fait croire aux musulmans à travers des siècles de despotisme politique que « obéir » au souverain c’était obéir à Dieu et l’on a même inventé, au nom du religieux,  des adages très pernicieux comme « l’obligation de se soumettre et  d’obéir au Calife même quand ce dernier est injuste » !  Et suivant la même logique, ceux qui osaient désobéir au chef politique étaient accusés de désobéissance à Dieu.

Avec ce genre de « décret divin », véritable « décret de la fatalité » ce fût  la consécration de « l’idéologie fataliste », véritable entreprise politique aliénante,  imposée, initialement, par la dynastie des Omeyyades au nom de l’islam[3].

Toute cette culture de la « soumission » va se reproduire, fatalement, sur les normes culturelles et sociétales et notamment au sein  du noyau familial où l’obéissance de la femme au « chef » de la famille, déjà ancrée dans les cultures patriarcales locales,  sera consolidée , voire sacralisée par des assertions juridiques religieuses.

La femme sera décrite par certains juristes musulmans comme étant une « esclave » condamnée à vivre en réclusion perpétuelle au sein d’un « foyer conjugal » conçu par une jurisprudence islamique  rigoriste et décadente comme une véritable prison familiale[4]. 

La jurisprudence islamique ou Fiqh va, en effet,  élaboré un argumentaire religieux structuré pour légitimer et  cautionner toutes  les dictatures et tous les despotismes qu’ils soient de l’ordre politique ou familial. Or une femme opprimée ne peut qu'engendrer des enfants éduqués a la servilité et à l’acceptation de toutes les dictatures en commençant par celle vécue au sein de sa propre famille. Un véritable cercle vicieux.

  Quelles alternatives pour  la femme musulmane ?

C'est donc profondément lié à cette question du politique en islam que la question entre autres de la femme, comme de l'homme,  reste intimement liée.

Et c’est forcément en réglant le litige historique entre islam et pouvoir politique que l’on règlera, entre autres, la problématique de la femme au sein des sociétés musulmanes. L’exigence de démocratie, de la liberté et du respect des droits humains en terre d’islam doit absolument passer par une réforme de l’histoire islamique et de son  référentiel juridique qui a théorisé l’ordre et la soumission au nom du religieux.

Les régimes politiques en terre d’islam, tous sans exception et quel que soit le système politique qu’ils préconisent, républicain ou monarchique, instrumentalisent, de manière indécente le religieux pour asseoir leur pouvoir et servir leurs intérêts et ceux de l’élite, qui les sert en contrepartie, en incitant le peuple à la soumission. L’histoire, depuis le coup d’état des Omeyyades se répète de façon cinglante et la pérennité du pouvoir et partant celle de l’élite, dépend de l’obéissance du peuple à des injonctions qui relèvent, trop souvent si ce n’est toujours, de l’ordre du sacré. 

C’est dans ce cadre-là que la question des femmes doit être  reformulée, en tant que question faisant partie intégrante des droits humains et des libertés politiques, censurés  par des régimes autocratiques verrouillés,  et   non pas comme une problématique isolée que l’on essaie de résoudre par l’intermédiaire de petites réformes sans profondeur ni vision  globale des déficits politiques et socio-économiques dont souffrent les pays musulmans.

Seul un engagement envers une démocratie participative réelle peut assurer le plein respect des droits de la femme en terre d’islam. Et parallèlement à cela, c’est à une réforme profonde de la jurisprudence islamique qu’il faudrait s’atteler, afin de libérer les mentalités longtemps en prise  avec des constructions idéologiques supposées être de l’ordre du religieux. 

En effet, si la justice et l'équité sont des objectifs indiscutables  du Coran elles doivent impérativement se refléter sur les lectures et les  lois qui régissent les relations entre hommes et femmes musulmans. Et pour pourvoir à cela, il faudrait dans une première étape, et comme le préconisent de nombreux penseurs,  faire la distinction entre Sharia et Fiqh.

Si la première reflète les enseignements de la  révélation Divine la seconde à savoir la jurisprudence ne fait pas partie de la révélation mais c'est une science qui essaie de discerner et d'extraire des lois à partir du Coran et de la Sunna ou tradition prophétique.

Le Fiqh n'est donc pas sacré. Il a été, est,  et doit rester sujet aux changements comme l'ont d'ailleurs voulu les premiers juristes fondateurs des grandes écoles de la jurisprudence islamique. Les fondateurs des écoles juridiques n'ont jamais exigé que leur effort intellectuel personnel ou ''ijtihad'' devait rester  un  ''modèle immuable'' jusqu’à la fin des temps.

Malheureusement c'est dans une jurisprudence sclérosée et qui n'a plus évoluée depuis des siècles que l'on va retrouver les pires discriminations envers les femmes. Les lois du statut personnel dans de nombreux pays islamiques reflètent des réponses données par des anciens juristes en fonction de leurs réalités et de leurs vécus. Or ces juristes ont été eux-mêmes  guidés par leurs propres visions des choses et de la réalité sociopolitique de l’époque. La notion des « droits de la femme », dans la littérature des anciens juristes, n’avait ni le sens ni la « centralité » qu’elle a aujourd’hui dans notre contexte actuel. Et cela en soi n’est pas surprenant au fond si l’on admet que les notions de « droits » et de « justice » évoluent avec le temps et que ce n’est que très récemment, avec l’évolution et  le développement  de la  civilisation humaine, que le concept de l’égalité est allé   de pair avec celui de la justice[5].

À l’époque, la civilisation humaine, dans sa grande majorité n’était pas prête à concevoir un rapport  égalitaire entre les sexes et la notion de justice par exemple pouvait aller de soi avec la présence de l’esclavage ce qui est aujourd’hui de l’ordre de l’inconcevable.

Cependant, l’islam a établi des droits aux femmes largement progressistes par rapport à l’esprit qui dominait les valeurs de l’ordre tribalo- clanique de l’époque et qui constitue le support référentiel à partir duquel les musulmans auraient dû s’inspirer de façon récurrente à travers l’histoire de leur civilisation. Le Coran et l’éducation spirituelle du prophète de l’islam ont offert, dans leurs finalités mais aussi dans la réalité des textes, des latitudes et des « ouvertures » psychologiques et matérielles qui étaient inimaginables aussi bien pour les  arabes de l’époque qu’aux tenants des autres religions. 

Malheureusement le statut légal des femmes tel qu’il a été conçu dans le Fiqh classique, depuis des siècles, et tel qu’il  continue d’être reproduit dans le discours contemporain dominant est contraire à l’esprit égalitaire de l’islam et ne reflète en rien le processus libérateur et  émancipateur que la révélation a voulu faire ancrer dans les mœurs. 

Pourquoi ce déphasage tant profond entre le message et la jurisprudence islamique ?

Il y a en effet, plusieurs  raisons à cela.

Il y a d’abord la dimension  idéologique, c’est comme on l’a déjà mentionné, la disposition psychologique fortement patriarcale des juristes musulmans ou fuquahas  qui a  profondément influencé la production intellectuelle de ces savants. Sans oublier l’influence, non négligeable,  de l’idéologie des autres civilisations,  qui en s’intégrant dans le monde de l’islam, y on forcément introduit leurs pensées et leurs  histoires comme ce fut le cas avec l’héritage de la pensée gréco-romaine et sa notoire philosophie sur l’infériorité des femmes.

Il existe aussi une dimension épistémologique qui reste incompréhensible dans une certaine mesure et l’on peut se demander comment le statut de la femme – et non celui de l’homme- est-il devenu  « fixé »  comme étant sujet à législation par le Fiqh ?

En dernier lieu, la dimension politique qui reste de loin la plus importante et qui en plus  de l’instrumentalisation du religieux par le pouvoir politique, comme on l’a déjà vu, a contribué à l’exclusion politique des femmes de tous les espaces ouverts lors des premiers temps de la révélation. En effet, plus on s'éloigne de ces  premiers temps  plus les femmes seront marginalisées et exclues de la vie politique et intellectuelle musulmane.

Qui connaît  la grande savante Nafissa[6]?  C’est une savante spécialisée, aussi bien dans l’exégèse coranique que dans les sciences du Hadith, qui a vécu en Egypte et dont l’érudition, la noblesse et la forte personnalité étaient connues de tous et reconnues par de grands savants de l’époque. Quand l’imam Asshafii – grand fondateur de l’école juridique qui porte son nom- venait au Caire, il  faisait appel à Nafissa afin d’écouter ses cours d’Ahadith et au mois de Ramadan il lui demandait parfois de diriger les prières des Tarawih ou prières surérogatoires du mois de Ramadan[7].

Ibn Hajjar a énuméré plus de trois cent femmes lors du troisième siècle de l'hégire comme enseignantes en sciences islamiques.

Plus récemment, Mohammed Akram Nadwi, savant du hadith et chercheur au centre des études islamiques  d'Oxford a répertorié les biographies des femmes savantes dans le domaine du hadith, dans l'enseignement du Coran, dans le Fiqh, en remontant aux débuts de l'islam.

Au tout début de son initiative, il pensait en trouver  seulement une vingtaine, mais à sa grande surprise, il en a répertorié huit mille,  classées dans pas moins de quarante volumes et qu’il a intitulé:  « al -Muhadditates : les femmes savantes en islam »[8].

Dans cette vaste étude, il parle des femmes qui transmettaient le savoir religieux, qui émettaient des avis juridiques ou fatwas,  qui enseignaient la critique du hadith…Ces femmes dont on nous parlait de temps en temps, comme des faits historiques exceptionnels, mais qui, selon son étude, n’étaient justement pas  l'exception mais La Norme…

Cette exclusion des femmes est  donc une dimension politique à prendre en considération puisque à partir d'un certain moment de l'histoire, elles n'ont plus participé a la production intellectuelle du savoir religieux.

C'est comme si la femme était devenue inhabilitée à méditer sur le fait religieux et donc son apport, ses idées, sa réflexion, sa voix et ses intérêts seront par conséquent complètement absents de la pensée et de la jurisprudence islamique.  

En écartant  cet  apport féminin, la jurisprudence islamique  qui s'est consolidée au Ixe siècle

 -an quatre de l'Hégire- va le faire malheureusement sous sa version exclusivement masculine et patriarcale, celle qui, entre autres,  a modelé les différentes formulations juridiques  concernant les femmes  et qui n’a pris en compte ni leurs expériences ni leurs vécus de femmes.  Des femmes qui tout en étant présentes de façon éclatante lors des moments forts de la révélation et de la tradition du prophète vont devenir absentes, invisibles, inaudibles au nom même de cette même religion !

Le discours islamique concernant les femmes est actuellement plus qu’insuffisant et médiocre, il n’est pas à la hauteur ni du message de cette religion qui mérite vraiment mieux ni de l’évolution et de la prise de conscience des femmes musulmanes qui donnent désormais, avec ou sans l’aval du religieux, un nouveau sens à la modernité : le leur…

Les savants religieux qui continuent de s’empêtrer dans des discours à mille lieux des réalités actuelles feraient mieux d’ôter leurs ornières et de sortir de leurs citadelles religieuses hermétiques.

Il y a longtemps que les femmes musulmanes se sont libérées en dehors du religieux car ce dernier reflétait pour elles la pire des oppressions…

En effet, dans le monde arabo-musulman, la grande majorité des savants se tait devant les injustices sociales et politiques et se soulève et proteste dès que l’on parle d’émancipation des femmes ! Comment peut-on espérer être encore crédible ?

Les femmes musulmanes qui redécouvrent  la spiritualité et le message libérateur de l’islam ne sont plus prêtes à cautionner le discours infantilisant qu’on leur adresse et à travers duquel c’est leur intelligence d’êtres humains créés par Dieu qu’on insulte le plus naturellement du monde !

 Le discours islamique doit se libérer de cette double tutelle, celle du monopole masculin d’abord et celle du religieux,  car ce n’est qu’en tenant compte d’une réalité devenue plus complexe, en faisant participer hommes et femmes, savants et savantes, spécialistes de tous les domaines, aussi bien des textes sacrés que ceux du contexte,  que le monde musulman pourra enfin commencer à se libérer…

Et là, on n’aura même plus besoin de justifier le besoin d’un discours islamique sur les femmes car on aura retrouvé le sens originel du message de la révélation, celui  d’un discours islamique sur l’être humain comme le préconise le Coran…

 Une parole enfin libérée, prônée aussi bien par les femmes que les hommes,  sans voiles ni détours….

  • [1] Je souscris à  cette  définition de « l’occidentalisé » telle qu’elle a été formulée par Bourhan Ghalioune :  « l’occidentalisé n’est pas un occidental mais son contraire, un individu qui fait de son appartenance à une culture dominante un critère de distinction sociale et de discrimination quasi ethnique  », dans « islam et politique ; la modernité trahie » , Editions la découverte, 1997, Paris.
  • [2] Abû Shukka, Tahrir el maraa fi assr  arrissala , editions dar al Qalam .
  • [3]  Mohammed Abed Al Jabri : « la raison politique en islam ; hier et aujourd’hui » ; éditions la découverte, paris 2007, p 253.
  • [4] Ibn El Quaym el jawziya va jusqu'à comparer l'épouse à une prisonnière qui sera sous la tutelle du mari à vie sous l'autorité  d'un mari décrit comme détenant le pouvoir absolu:  '' Al zawj kahir lizawjatihi , hakimoun alayha wa hia tahta sultatihi wa hukmihi chibha al assira" dans 'ilaam al Muwaqqi'een ' . Pour exemple, voir aussi l’interprétation classique du verset 4 :34 chez des commentateurs tel que Ibn Kathir, Al Qortobi, Azamakhchari etc…
  • [5] Voir les différents aspects sur cette question dans l’analyse de la chercheuse Ziba Mir Hosseyni ; Muslim women’s quest for equality ; between islamic law and feminism.
  • [6]  Il s’agit de Nafissa bint el Hassan ibnou Zayd ibn al-Hassan ibn Ali ibn Abi Talib (décédée en 208 H).
  • [7] Ibn Kathir, al bidayah wa al- nihayah.
  • [8] Al- Muhaddithat: the women scholars in islam; Mohammed Akram Nadwi, Interface Publications; Oxford. London; 2007. 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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