Asma LAMRABET

Le concept de l’obéissance de l'épouse ou « Tâa » au sein du mariage : une prescription religieuse?

 

Le contrat de mariage, pour le Fiqh, n’est pas ce pacte qui, comme le stipule  le Coran, est passé entre les deux partenaires, homme et femme ; c’est plutôt, un accord passé entre deux parties qui sont l’époux et un tuteur de l’épouse (waliyy), l’objet de ce contrat étant l’épouse et la dot[1]. Les obligations de l’époux sont d’entretenir l’épouse et de lui verser sa dot, en contrepartie cette dernière devient « la propriété » exclusive de l’époux et lui doit obéissance absolue (tâ‘a).

Ce concept de tâ‘a représente le fondement du mariage et du couple dans le discours islamique aussi bien classique que contemporain. Il semble que nul autre principe que celui d’être obéissante au mari n’ait de valeur dans la vie d’une femme musulmane, puisque, toujours selon un certain discours islamique, seule cette obéissance lui ouvrira les portes du Paradis. 

Or, faut-il le rappeler ici, nulle part dans le Coran il n’est dit que l’épouse doit obéissance au mari. Tous les concepts coraniques sur le mariage contredisent même cette notion d’obéissance absolue, comme on l’a déjà vu avec des notions comme la concertation (tachâwur) et l’entente réciproque (tarâdî), qui sont au cœur de la relation conjugale, mais aussi avec tous les autres principes coraniques d’amour, de complicité et de compassion réciproque.

Les partisans de cette notion de tâ‘a arguent de certains textes de la tradition prophétique pour justifier cette obéissance de l’épouse à son mari, pour faire de cette thèse une valeur centrale au sein de la relation conjugale. Il est vrai qu’il existe un certain nombre de hadiths qui vont dans ce sens, mais encore faut-il savoir les replacer dans leurs contextes respectifs, et en comprendre les finalités plutôt que de s’arrêter à leur sens littéral. 

Il est légitime de critiquer ici l’instrumentalisation qui est faite de ce genre de hadith, que l’on met généralement en avant aux dépens de beaucoup d’autres qui expriment un avis contraire. Il serait plus judicieux de rester prudents quant à certains propos apocryphes que l’on attribue au Prophète, surtout quand leur contenu s’oppose à l’éthique coranique et à la pédagogie du Prophète lui même, dont les récits sur sa vie sont à l’antipode de ces idées.

Tel est le cas notamment des deux hadiths suivants. Le premier hadith est transmis selon plusieurs versions, dont la plus commune affirme qu’un noble et célèbre compagnon du Prophète, nommé Mu‘âdh Ibn Jabal, de retour d’un voyage en Syrie, se serait prosterné aux pieds du Prophète. Ce dernier, très étonné de l’attitude de Mu‘âdh, connu comme étant l’un des compagnons les plus pieux et les plus érudits, lui en demanda la raison. Mu‘âdh répondit alors qu’il avait vu les gens de Syrie se prosterner aux pieds de leurs chefs religieux, patriarches et évêques, et c’est pourquoi il souhaitait faire de même pour le Prophète. Le Prophète lui aurait alors répondu : « Si j’avais dû ordonner à une personne de se prosterner aux pieds d’une autre, j’aurais imposé la prosternation de la femme aux pieds de son mari. »[2]

De prime abord, le contenu de ce hadith est en contradiction flagrante avec le principe primordial de l’islam qui est celui du tawhîd, à savoir qu’il n’y a de prosternation et d’adoration que pour Dieu seul.

Le comportement de Mu‘âdh Ibn Jabal apparaît d’autant plus surprenant que ce compagnon était l’un des plus érudits ; c’est même à lui, selon un hadith authentifié, que l’on doit l’explicitation de la notion d’ijtihâd, l’effort intellectuel d’interprétation autonome !

Comment donc Mu‘âdh aurait-il pu accepter de voir des gens se prosterner devant des êtres humains et les admirer au point de faire de même avec le Prophète de l’islam, dont le principal message était de libérer les peuples de l’adoration des idoles humaines ou autres, et de leur enseigner ’adoration directe et libre du Dieu unique et transcendant.

Mais ce qui est le plus étonnant dans ce premier hadith, c’est bien cette réplique attribuée au Prophète, lui qui n’a eu de cesse d’encourager autant l’autonomie et la libération des femmes de l’oppression culturelle et des traditions tribales ; lui qui a affirmé clairement que « les femmes sont les égales (chaqâ’iq) des hommes », pour ne citer qu’un de ces nombreux propos dont l’origine prophétique est authentifiée.

Ajoutons que ce hadith sur la « prosternation de la femme pour le mari » a été jugé par certains savants spécialistes comme étant peu fiable au regard de sa chaîne de transmission (isnâd da‘îf)[3].

Le second hadith de ce genre attribue au Prophète la parole suivante : « La femme a deux sortes de protection : le tombeau et le mari ; et le tombeau est meilleur pour elle. »[4]

Encore moins fiable que le récit précédent, ce second hadith est reconnu comme étant tout bonnement apocryphe (mawdû‘) par de nombreux Ulémas. Il continue pourtant à être diffusé, alors qu’il contredit de façon flagrante les principes coraniques et la pédagogie du Prophète dont tous les actes et les dires démentent ce genre d’affabulations.

Comment celui qui a incité les femmes à participer à l’engagement politique que représente la Ba‘ya, qui les a encouragées à être partout présentes, au sein des mosquées, de la vie sociale et politique, qui leur a permis de revendiquer leurs droits à l’indépendance économique, à la liberté d’agir, et de parler, comment cette même personne aurait-elle pu en même temps préférer voir les femmes ensevelies dans des « tombeaux » ?

Comment pourrait-on un seul instant imputer de telles insanités à celui qui ne fut jamais injuste envers qui que ce soit, et qui fut, comme le précise le Coran, l’incarnation de l’excellence morale[5] !

Il existe ainsi de nombreux hadiths, tous plus ou moins dans le même style, qui sont reconnus comme peu fiable et dont l’authenticité est controversée, mais qui sont pourtant toujours rapportés dans les manuels classiques, et transmis de générations en générations, afin d’ancrer dans les mentalités des idées fausses comme la dévalorisation des femmes, leur devoir d’obéissance, et la suprématie des hommes.

Il est inadmissible, au nom de l’islam même, d’accepter et de perpétuer ce genre de récits qui ont fini par être sacralisés, et qui ont semé le doute et la culpabilité dans le cœur d’un grand nombre de musulmans, dont notamment les femmes musulmanes pratiquantes, qui se sentent obligées de se plier à ces diktats imposés par une idéologie foncièrement discriminatoire et contraire à l’éthique islamique.

Comment faire la part des choses entre des récits forgés par une mentalité coutumière et les valeurs d’une morale spirituelle telle qu’elle a été véhiculée dans les sources originelles ?

D’ailleurs, d’éminents savants comme Ahmad Ibn Hanbal ont reconnu qu’ils avaient retenu des hadiths faibles dans leur compilation, du fait de l’influence des coutumes de la société[6].

Concernant les normes du mariage, il est évident que les premiers juristes musulmans étaient fortement marqués par le modèle du mariage antéislamique qui  se faisait en général sous la contrainte (jabr) ; ils ont ainsi omis de mettre en pratique les valeurs coraniques qui ont aboli la pratique de la « coercition » sous toutes ses formes.

Le mariage, selon les différentes compilations du Fiqh classique, répond à une logique de « domination », et non pas à celle de « l’union  égalitaire» telle qu’elle a été prônée par la Révélation coranique. En effet, le mariage est défini par le Fiqh comme un contrat d’échange de « services rendus », visant à rendre les relations sexuelles licites ; on constate dans tous les textes juridiques classiques que le mariage avait comme objectif prioritaire d’assouvir d’abord et avant tout les besoins sexuels de l’époux, puis de procréer et de préserver la morale de la communauté.

L’obéissance absolue, le waliyy entendu comme tuteur despotique, la « chosification » des femmes, sont autant de concepts communément utilisés par le Fiqh, bien qu’ils soient complètement étrangers à la philosophie coranique. Pour ce qui concerne la question du waliyy, ce concept de tutorat ne se trouvant pas dans le Coran, il a été un sujet de divergence entre les différentes écoles juridiques, dont l’école hanéfite qui n’admet pas cette condition.[7]

Nous sommes donc très loin des différents principes énoncés par le Coran, tels que l’engagement moral entre les deux époux, leur consentement mutuel, leur concertation, l’amour et la tendresse réciproques. Ces notions vont au fur et à mesure être remplacées par des concepts qui dénotent l’imaginaire culturel patriarcal des juristes musulmans de l’époque, influencés par leur propre environnement.

Alors que le Coran décrit le mariage comme le symbole de l’harmonie à deux, le Fiqh offrira un terreau au mépris des femmes. Ces dernières y sont décrites comme des « choses sexuelles », et non comme des êtres sociaux et des individus à part entière, ce qui contredit le Coran qui décrète à maintes reprises que le propre de l’être humain, homme et femme, réside dans son honneur et sa dignité.

Dieu a honoré l’être humain, homme et femme, en lui conférant justement cette dignité (karâma). Comment donc pourrions-nous accepter des notions qui vont à l’encontre de ce principe élémentaire mais fondamental de la vie humaine, alors que le Coran affirme : « Certes, Nous avons honoré l’être humain (banî Adam) » ?[8]

C’est malheureusement ce que l’on va retrouver dans les différentes oeuvres classiques des penseurs musulmans, qui restent certes d’une grande valeur spirituelle, mais qui ont eu sur cette question du mariage une vision très éloignée de l’esprit du Coran et de la Tradition du Prophète.

C’est le cas notamment de l’imam Abû Hâmid al-Ghazâlî qui, malgré sa grandeur d’esprit, son immense savoir et son apport indiscutable à la pensée islamique, est resté l’otage de son propre environnement socioculturel, en considérant que le mariage est une forme d’institution esclavagiste où la femme n’a d’autre choix que celui d’être l’esclave absolue de son mari ![9]

C’est le cas aussi d’un autre grand savant comme Ibn al-Qayyim al-Jawziyya, qui compare lui aussi l’épouse à une prisonnière ou esclave vivant sous la tutelle d’un mari décrit comme détenant le pouvoir absolu…  Cette vision ne fait que refléter finalement la mentalité de l’époque dans laquelle vivait cet éminent savant, lorsque les Mamelouks étaient au pouvoir[10].

Les concepts juridiques élaborés par un Fiqh prisonnier des coutumes archaïques sont le produit d’une longue décadence civilisationnelle, dont les principaux ingrédients sont le despotisme politique et l’instrumentalisation de la religion au service de Gouvernants en mal de légitimité politique.

Cette image de la femme esclave de son mari, enracinée dans les mentalités de certains savants musulmans, n’est que le miroir des musulmans, hommes et femmes, soumis, dociles et obéissants au pouvoir politique.

Au nom de principes religieux fortement dévoyés, on va faire proliférer le « Fiqh de la tâ‘a », véritable idéologie de la soumission, et éradiquer la réflexion et l’esprit critique, afin d’entretenir la confusion entre l’obéissance aveugle au chef politique et celle qui est due au Créateur.

C’est au nom de la religion que l’on fait croire aux musulmanes qu’elles doivent être absolument obéissantes à leurs époux qui eux-mêmes se doivent d’être dans la soumission absolue face à leurs dirigeants politiques ou religieux, dont les pouvoirs se confondent volontairement. En fin de compte, cette question de la tâ‘a est non seulement la conséquence d’une culture patriarcale inaltérable, mais aussi l’aboutissement d’une culture politique hégémonique qui commence par exploiter les plus faibles et les plus démunis afin de mieux asseoir son pouvoir[11].

 Asma Lamrabet

Avril 2014

 



[1] Ibid.

[2] Hadith rapporté par at-Tirmidhî (n° 1159) et Ibn Mâjah (n° 1852).

[3] Voir l’analyse qui en a été faite par Dr Suhayla Zayn al-‘Abidîn, membre de l’Union internationale des Ulémas musulmans, « Tâ‘at az-zawj : nazhra tashîhiyya » (l’obéissance de la femme au mari : examen critique », www.womengateway.com.

[4] Cité par at-Tabarânî, Al-mu‘jam al-kabîr, 271 /3.

[5] Coran 68 : 4.

[6] Cf. supra article de Suhayla Zayn al-‘Abidîn.

[7] Cf. Ibn Rushd, Bidâyat al-mujtahid wa nihâyat al-muqtasid, tome II, et notre article sur les différentes interprétations juridiques à ce sujet sur : www.asma-lamrabet.com.

[8] Coran 17 : 70.

[9] Abû Hâmid al-Ghazâlî, Ihyâ’ ‘ulûm ad-dîn, « chapitre sur le mariage », al-maktaba al-arabiyya, Beyrouth, vol. 2, p. 81.

[10] Ibn al-Qayyim al-Jawziyya, I‘lâm al-muwaqqi‘în, Beyrouth, 1973, vol. 2, p. 106..

[11]  Zayd Ibn ‘Alî al-Wazîr, Al-fardiyya, éditions al-Manâhil, Beyrouth, 2000. Ouvrage qui fait une analyse judicieuse de l’instauration du pouvoir autocratique en terre d’islam et de ses principales retombées sur la pensée islamique. 

 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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