Asma LAMRABET

Le féminisme musulman s’affirme

Pour certains, on ne peut être féministe et musulmane. Pour d’autres, la relecture du Coran permet de contester une vision sexiste à l’œuvre dans des législations inégalitaires.

Durant toute l’histoire de l’islam, comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu une seule exégèse faite par une femme érudite musulmane ? Et au nom de quel principe islamique supposerait-on qu’elle n’y ait pas droit ? » Voilà le genre de questions  (1) auxquelles les religieux musulmans –  tous mâles, on l’aura compris – commencent à être confrontés à travers le monde. La plupart se contentent pour l’instant de hausser les épaules et, dans le meilleur des cas, d’invoquer la tradition ou de citer deux ou trois versets du Coran pour justifier leur confortable domination sur les femmes. Mais les questions demeurent.

Et d’autres surgissent. Il suffit de prononcer les mots « femme » et « islam » dans la même phrase pour que le ton monte, en tout cas en Occident. Les images glaçantes d’Afghanes en burqa ou de Saoudiennes en niqab affleurent immanquablement à l’esprit. On se souvient, vaguement, de quelques histoires particulièrement horribles et très médiatisées, comme celles de ces deux Nigérianes condamnées à la lapidation par des tribunaux islamiques en 2002 (2), ou des « crimes d’honneur » commis non seulement dans les campagnes du Pakistan ou de l’Anatolie, mais aussi en Allemagne ou en Grande-Bretagne. On évoque l’excision, sans être trop sûr que cela ait quelque chose à voir avec l’islam (3). On cite, dans une traduction souvent approximative, tel verset du Coran qui inciterait les hommes à battre leur femme désobéissante. Les plus érudits mentionnent les règles inégalitaires de l’héritage, ou la valeur inférieure du témoignage d’une femme par rapport à celui d’un homme devant les tribunaux… Bref, on a beau dénoncer les confusions, multiplier les explications, les démentis, les distinctions, les mises en contexte, les comparaisons parfois flatteuses avec les autres religions ou les sociétés les plus sécularisées, rien n’y fait : sur la question des femmes, en Occident, l’islam est suspect. D’emblée.

Parler de « féminisme musulman » peut dès lors sembler une provocation. L’expression existe pourtant et commence à faire son chemin. Deux événements en ont récemment assuré la promotion : les 18 et 19 septembre dernier, à Paris, un colloque organisé par la Commission islam et laïcité et l’Unesco, et, du 3 au 5 novembre, à Barcelone, le deuxième Congrès international du féminisme islamique mis en place par la Junta Islamica Catalana.

que disent les sources ?

Apparu après la révolution islamique de 1979 dans les milieux de l’émigration iranienne, l’expression « féminisme musulman » ne désigne pas un mouvement structuré et homogène. Elle permet cependant de rassembler sous un nom commun toutes sortes d’initiatives plus ou moins militantes qui visent, à partir d’une appropriation et d’une réinterprétation des sources religieuses, à donner aux femmes musulmanes une place nouvelle au sein des sociétés dans lesquelles elles vivent, que ce soit dans les pays musulmans, ou dans des régions où l’islam est minoritaire. Participent à ce féminisme d’un nouveau genre à la fois des militant(e)s d’organisation de défense des droits des femmes et des intellectuel(le)s, souvent universitaires, qui s’attaquent aux impensés de l’islam en appelant à un nouvel ijtihad, c’est-à-dire à un effort d’interprétation des sources et de l’histoire de l’islam.

Dans les pays musulmans, l’urgence touche d’abord aux conditions de vie des femmes, et donc à l’évolution de législations qui consacrent l’infériorité de leur statut par rapport à celui des hommes. Le recours aux grandes conventions internationales, comme la Déclaration universelle des Droits humains, est bien sûr utile dans ces combats, mais l’argumentation à partir des sources religieuses peut aussi s’avérer efficace. La loi islamique, dont s’inspirent de manière plus ou moins directe les législations des pays musulmans, apparaît dans une large mesure comme une construction bien humaine, qui reflète les habitudes et les préjugés de l’époque ou des régions où elle a été élaborée, plus que le message divin universel dont elle est censée procéder. Il n’est donc pas impossible de chercher à faire la part des choses. Le Coran prescrit-il par exemple aux femmes de se couvrir des pieds à la tête ou leur conseille-t-il tout simplement de s’habiller modestement ? Apparemment, les savants musulmans ne sont pas d’accord entre eux. Où est-il écrit que les femmes n’ont pas le droit de participer pleinement à la vie politique et à enseigner les hommes en matière religieuse ? Aïcha, la femme du Prophète, n’a-t-elle pas été chef de guerre et n’a-t-elle pas été considérée comme une savante de premier ordre ? Les nombreux hadith (paroles du Prophète rapportées par la tradition) consacrés aux femmes sont-ils tous authentiques ? Certains, par exemple ceux qui évoquent la création de la femme, ne sont-ils pas en contradiction avec le texte coranique lui-même ? Autant d’interrogations que portent les féministes musulman(e)s et qui pourraient bien, à la longue, bousculer quelques certitudes.

Le monopole masculin sur l’interprétation des textes est dénoncé comme une des causes principales de l’oppression féminine dans les sociétés musulmanes. « Il est impératif que l’expérience, la pensée et la voix des femmes soient prises en compte dans l’interprétation du Coran et l’administration de la religion dans le monde musulman », annoncent ainsi les Sisters in Islam, une organisation malaise très active. Des militant(e)s n’hésitent pas à prendre directement les choses en main. C’est ainsi qu’Amina Wadud, professeur d’études islamiques à l’université du

Commonwealth de Virginie, à Richmond, aux États-Unis, a décidé, en mars 2005, de conduire elle-même une prière mixte à New York, au grand dam de nombre de ses coreligionnaires. La revendication à participer pleinement, au moins à égalité de droit avec les hommes, à l’élaboration des bases religieuses, éthiques ou philosophiques de la vie en société, relève sans aucun doute du féminisme. La remise en cause d’une tradition islamique sclérosée et la volonté de relecture des sources et de la tradition semblent quant à elles s’inscrire dans le mouvement plus vaste du réformisme musulman, qui, tout « réformisme » qu’il soit, n’en reste pas moins parfaitement musulman et parfois très chatouilleux quand il est question d’importer dans la discussion certains concepts, vite étiquetés « occidentaux » lorsqu’ils sont trop dérangeants. C’est ainsi que l’apport du mouvement féministe dans sa version laïque est parfois minimisé, voire nié par certain(e)s féministes musulman(e)s. Il peut lui être reproché de participer d’une sorte de colonialisme idéologique. De fait, l’argument de la libération des femmes a aussi été utilisé en son temps par les puissances coloniales pour justifier leur ingérence dans les affaires des régions musulmanes. Et aujourd’hui encore, on peut se demander si l’idée largement diffusée de « la » femme musulmane forcément opprimée ne procède pas d’une stigmatisation plus ou moins consciente de l’islam et des musulmans, considérés a priori comme sexistes. La virulence de certains discours féministes à l’égard des religions en général, et de l’islam en particulier, n’est évidemment pas faite pour arranger les choses.

Pour autant, la diversité d’approches existe bel et bien au sein de ce qu’on appelle le féminisme musulman. Certains observateurs distinguent ainsi entre le féminisme « musulman » en général, et le féminisme « islamique », plus théologique, pour lequel la source coranique serait le fondement principal, voire exclusif, de toute véritable émancipation. Les représentant(e)s les plus en vue du féminisme musulman gardent donc chacun(e) leur identité et sont loin de partager les mêmes idées sur des sujets sensibles comme le port du voile, la liberté individuelle, les institutions familiales... Le jour où la sociologue marocaine Fatema Mernissi, l’États-unienne Amina Wadud, la Pakistanaise Riffat Hassan, la journaliste iranienne Shahla Sherkat, l’écrivain marocaine Asma Lamrabet ou  la Canadienne Irshat Manji annonceront officiellement leur ralliement à un même mouvement féministe n’est pas encore arrivé…  

 

Jérôme Anciberro

 

 

1. Questions posées en avril 2006 par la Marocaine Asma Lamrabet lors d’une conférence à Montréal.

2. Ces condamnations ont été depuis annulées.

3. Ce n’est évidemment pas le cas.


À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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