Asma LAMRABET

Le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes

 

Prétendre que le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, c’est porter atteinte de façon flagrante à l’intégrité morale des femmes. Cette assertion péjorative très répandue s’inscrit dans cette approche réductrice des textes scripturaires qui extrait quelques rares versets – dans ce cas un seul verset – de leur cadre global et les interprète à l’aune d’une culture patriarcale pour instituer des normes juridiques prétendument intemporelles. Les allégations qui prétendent que le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes ou que les hommes héritent du double de la femme sont les deux faces d’une même monnaie : une certaine lecture religieuse qui stipule que les femmes sont des moitiés d’êtres humains.

Cette approche simpliste, qui réduit toute la vision de l’islam à ce type de lecture discriminatoire, conforte le privilège culturel accordé aux hommes aux dépens des femmes dont la valeur intrinsèque devient de ce fait équivalente à la moitié de celles des hommes.

Le verset dont est tiré cette supposée règle affirme ce qui suit : « Ô croyants ! Lorsque vous contractez une dette à terme, consignez-la par écrit… Choisissez – ou faites attester – (istachhidou al ikhbar bima chahada) – deux personnes parmi vous de sexe masculin ou à défaut, un homme et deux femmes parmi les personnes présentant les garanties requises d’honorabilité, en sorte que si l’une oublie un détail, l’autre sera là pour le lui rappeler. »[1]

Il y a lieu de souligner que ce verset précise qu’il faudrait faire témoigner deux personnes de sexe masculin ou, à défaut, un homme et deux femmes. Il n’est en aucun cas dit que le témoignage d’un homme vaut celui de deux femmes. On note aussi que ce verset parle plutôt  d’attestation (ishhad) et non pas de témoignage (shahada) à proprement dit[2]. Enfin, il faut prendre en compte le cadre de ce verset qui parle donc d’attestation (ishhad) établie entre deux personnes en cas de dette financière.

Le verset commence en effet par cette injonction : « Lorsque vous contractez une dette à terme, consignez-la par écrit ». Ce verset a été adressé à titre de recommandation aux créanciers. En effet, on trouve dans la majorité des commentaires d’exégèse sur ce verset un accord consensuel sur le fait qu’il relève plutôt de l’orientation ou du conseil (irshad) et qu’il n’a aucune vocation législative. Les transactions financières de ce type relèvent en effet du domaine économique privé et le verset incitait les créanciers à se protéger par une attestation en bonne et due forme afin de préserver leurs droits. C’est pour cela d’ailleurs que de nombreux juristes musulmans ont affirmé que ce verset, malgré l’importance de ses finalités, concernait un cas spécifique, limité aux contingences de l’époque et que, par conséquent, il ne pouvait être pris pour source de législation dans ses détails[3].

Même un théologien comme Ibn Taymiyya[4], connu pour ses avis juridiques rigoristes, affirme que ce verset fait appel à un homme et deux femmes du fait que ces dernières n’étaient généralement pas très portées sur les transactions financières. Mais il précise que si ces femmes acquièrent une compétence et une expérience en la matière, « alors sans aucun doute leurs attestations sont égales à celles des hommes »[5].

Cependant, il est assez étonnant de voir comment d’autres théologiens, tout en convenant du fait que ce verset n’a été révélé qu’à titre de recommandation, n’en ont retenu qu’une notion réductrice, l’équivalence d’un homme pour deux femmes, et ont continué à le citer, non pas pour le respect des attestations en cas de dettes financières, mais pour justifier l’infériorité des femmes en cas de témoignage et de cautionner cette image hyperbolique de la normativité masculine dans tous les domaines.

Or la finalité première de ce verset, et donc celle à retenir et à appliquer, est d’instaurer une déontologie du respect des clauses du contrat établi entre les personnes qui concluent un acte de prestation financière et, de là, de garantir la protection des ayants droits. Les dispositions et les moyens à même d’appliquer ce type d’attestation sont à établir selon les convenances et l’environnement social de chaque époque. Or, il s’avère qu’à l’époque, comme dans de nombreuses autres sociétés de par le monde, la gestion des affaires commerciales était plutôt l’apanage des hommes. C’est ce qui explique que le Coran offre d’abord le choix des hommes, tout en n’omettant pas les femmes, à condition, bien entendu, que ces hommes et femmes aient les critères de compétence et d’honorabilité requises.

La présence de deux hommes ou d’un homme et de deux femmes lors d’un contrat de prestation financière, tel qu’indiqué dans ce verset, reste de l’ordre du conseil et de l’éthique et n’a aucune vocation normative intemporelle. La formulation est à titre indicatif, elle est inhérente au contexte de l’époque et ne peut être considérée comme une preuve de l’inégalité dans le témoignage en Islam.

 

Interprétation abusive

 

Malheureusement, à force d’être ressassée et transmise génération après génération, cette affirmation abusive qui décrit le témoignage d’un homme comme équivalent à celui de deux femmes, a occulté le sens égalitaire profond inscrit dans d’autres versets qui érigent les principes de base du témoignage et sont de loin beaucoup plus importants que ce verset qui concerne un contrat de créances commerciales.

En effet, d’autres passages dans le Coran sont formels quant à l’égalité dans le témoignage entre hommes et femmes. L’un des exemples les plus parlants est sans aucun doute celui du verset dit du li’ân ou « imprécation solennelle mutuelle » : « Ceux qui accusent leur conjoint d’adultère et n’ont d’autres témoins (shuhadâ’) à produire qu’eux-mêmes, chacun d’eux témoignera en jurant (shahadâ) quatre fois devant Dieu qu’il ne dit que la vérité. Et une cinquième fois pour invoquer la malédiction de Dieu sur lui s’il ment. Aucune peine ne sera infligée à l’épouse si elle témoigne en jurant (tashhad) quatre fois devant Dieu que son mari a menti, et une cinquième fois pour invoquer la colère de Dieu sur elle si c’est son mari qui dit la vérité. Cette prescription témoigne de la bonté et de la miséricorde (rahma) de Dieu pour vous, car Dieu, dans Sa sagesse, aime à pardonner. »[6]

Il est prescrit dans ce verset que, dans le cas où une personne – homme ou femme – accuse d’adultère son conjoint et ne peut faire témoigner quatre personnes comme le prescrit le Coran dans un autre verset[7], il lui est imposé de jurer par quatre fois de suite devant Dieu et devant un juge de la véracité de son accusation et, au cinquième serment, d’appeler la malédiction divine s’il ou elle ne dit pas la vérité. La personne accusée à son tour jure de la même façon, selon exactement le même procédé, afin de se défendre.

Cette confrontation verbale (li’ân) symbolise un échange de témoignages entre les deux parties concernées dans un couple et de façon pleinement égalitaire. Il s’agit là d’une confrontation de témoignages qui, en plus d’être égalitaire, renvoie chacun, aussi bien le mari que la femme, à sa propre conscience morale. À ce sujet, le grand juriste Ibn Ruchd (Averroès) affirme que ce verset du li‘ân exprime le témoignage au vrai sens du terme, et qu’il est valable pour tous ceux qui peuvent témoigner[8].

Nous sommes donc ici devant un des exemples les plus frappants de l’égalité en matière de témoignage entre un homme et une femme, qui touche de surcroît la dimension la plus précieuse de la vie intime d’un couple, à savoir les liens de fidélité et de confiance réciproque. Ce principe de l’égalité dans ce genre de témoignage est d’autant plus important qu’il concerne le pacte scellant l’engagement moral qui fonde le lien profond unissant un homme à une femme, devant Dieu et devant les Hommes.

Comment peut-on encore parler d’inégalité en matière de témoignage alors que nous avons là un exemple incontestable d’égalité entre un homme et une femme, qui plus est touchant à l’une des situations les plus dramatiques que peut vivre un couple et qui peut mettre en péril son avenir, détruire et briser toute une famille ?

Cet exemple du témoignage équivalent de l’homme et de la femme en cas d’adultère résume à lui seul l’approche égalitaire du Coran et contredit de façon irréfutable les imputations erronées sur l’inégalité en matière de témoignage en islam.

Par ailleurs, on trouve au sein du Coran d’autres exemples, à visée plus générale, qui reflètent ce même esprit égalitaire et qui concernent le témoignage des croyants, femmes et hommes, dans la transmission du message spirituel.

En effet, dans deux versets précisément, le Coran incite les croyants et les croyantes, en tant que membres à part entière d’une même communauté de foi, à témoigner devant le reste de l’humanité.

C’est l’exemple de ce verset : « C’est ainsi que Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu (wasat), afin que vous soyez témoins (shuhadâ’) parmi les êtres humains et que le Prophète vous soit témoin. »[9] Ainsi que de celui-ci : « Et luttez pour Allah avec tout l’effort qu’Il mérite. C’est Lui qui vous a élus ; et Il ne vous a imposé aucune gêne dans la religion, celle de votre père Abraham, lequel vous a déjà nommés Musulmans avant [ce Livre] et dans ce [Livre], afin que le Messager soit témoin pour vous et que vous soyez vous-mêmes témoins pour les gens. »[10]

 

Exigence de justice

 

Dans le premier verset, le Coran parle d’une communauté de foi, faite de croyants et croyantes, dont l’une des spécificités est d’être une communauté du juste milieu (wasat). Ce qualificatif de wasat, d’après la plupart des exégèses, correspond à la valeur de la justice. Le Prophète lui-même a décrit al-wasat comme l’exigence de justice, adl[11]. Cette communauté est donc constituée de femmes et d’hommes qui sont, selon ce verset, les témoins (shuhadâ’) d’un message spirituel dont la vocation première est celle d’être conforme à la justice et au respect du droit. Ces femmes et ces hommes doivent témoigner de cette justice dans leurs actes de tous les jours, et faire en sorte que cette exigence se reflète dans leur société et devant toute l’humanité.

C’est ce qu’a expliqué le Prophète dans un hadith : « Les anges sont les témoins de Dieu dans les cieux, et vous êtes les témoins de Dieu sur terre. »[12] Il a cité ensuite le verset : « Dis, agissez et Dieu jugera alors de vos actes. »[13] Le témoignage consiste donc à agir en cette vie dans le sens de l’équité et de la justice, et c’est d’après ces actes que Dieu établira Son jugement.

Le témoignage (shahâda) est donc, selon le Coran, intimement lié à l’exigence de justice. Pour pouvoir témoigner, il faudrait être juste, et avoir en soi cette conscience morale de l’équité en permanence, quelles que soient les circonstances. L’exégète ar-Râzî précise que ce verset concerne tous les croyants, ceux présents au moment de la Révélation comme ceux d’après, jusqu’à la fin des temps. Il rappelle aussi que Dieu a imposé l’exigence de justice comme condition du témoignage et que les croyants vont témoigner par leurs actes justes dans cette vie et dans l’au delà[14].

Le témoignage évoqué dans ces deux versets concerne donc les hommes et les femmes, qui vont témoigner par leurs actions en faveur de la justice et du droit, devant Dieu et devant toute l’humanité. Ce témoignage est avant tout au service de l’humanité sur terre et reflète ainsi l’engagement spirituel égalitaire de chaque homme ou femme dans ce monde et dans l’au-delà. Ceux et celles qui vont témoigner vont profondément assimiler ce message de justice, socle du témoignage, et surtout savoir l’appliquer dans leur relation avec autrui. Ce témoignage essaie, à chaque étape de la vie, de réveiller dans les cœurs des croyants et des croyantes le sens de leurs responsabilités envers les autres, envers les plus démunis, et de revivifier ainsi leur empathie et leur sensibilité à la misère des autres et aux contingences de la vie terrestre.

Ces versets résument l’ensemble de l’éthique coranique relative au témoignage et constituent le cadre normatif dans lequel on évalue l’égalité au vrai sens du terme. Quelle égalité serait plus importante que celle qui permet aux hommes et femmes de témoigner devant l’humanité et devant leur Créateur ?

Ibn Qayyim al-Jawziyya[15] justifie l’égalité juridique entre les hommes et les femmes en matière de témoignage par le verset coranique déjà cité. En effet, la communauté dont parle le Coran est faite d’hommes et de femmes, et il n’y a donc aucune différence entre le témoignage des deux composantes du genre humain[16]. Ce témoignage égalitaire, qui se veut un acte quotidien de rigueur et d’engagement moral, constitue le cadre normatif permettant d’évaluer chaque être humain, homme ou femme. Les hommes et les femmes, selon cette vision coranique, sont ainsi parfaitement égaux sur le plan du plus grand des témoignages, le témoignage du cœur et de la noblesse des actes.

Enfin, il ne serait pas vain de rappeler le principe juridique en islam qui stipule que l’homme et la femme sont égaux dans la transmission du hadith prophétique. La codification des hadiths ou sunna, a été le produit d’un travail ardu et acharné de nombreux théologiens, effectué un siècle après la mort du Prophète dans le but de préserver et transmettre sa tradition, ses dires et ses enseignements. Le rôle des femmes dans la transmission mais aussi dans l’authentification et rectification des hadiths n’est plus à démontrer. Le travail pionnier de Aïcha, épouse du Prophète et grande érudite, a été primordial dans l’élaboration des sciences du hadith et de leur importance dans les fondements des sciences islamiques[17]. Le rôle des femmes a été essentiel puisque durant les deux premiers siècles qui ont suivi le décès du Prophète il a été répertorié plus de 8 000 noms d’érudites nommées muhaddithât ou traditionnistes, du fait de leur travail de transmission et de mémorisation des hadiths[18].

Nul doute que la transmission d’un hadith relève du témoignage, puisque l’on témoigne de la véracité et de la transmission de récits et dires provenant du Messager de l’islam. Si tel est le cas, comment peut-on alors affirmer que le témoignage d’une femme est accepté concernant les dires et faits du Prophète et rejeté ou à demi accepté quand il s’agit d’autres personnes ou d’autres évènements ? Il est aussi intéressant de rappeler ici que dans la codification et l’authentification des hadiths, il existe de très nombreux ouvrages qui ont répertorié le nom des personnes qui ont été accusées de falsification et de transmission mensongères des hadiths. Aucun nom de femme n’y figure…

Témoigner, pour une femme ou un homme, est une question d’intégrité morale, de compétence et de capacité à raisonner. Sur tous ces plans, aucun texte dans le message spirituel ne fait de différence entre femmes et hommes ; c’est cependant la loi des hommes qui continue de cautionner les discriminations afin de préserver leurs privilèges…

Asma Lamrabet
Extrait de "Islam et femmes: les questions qui fâchent" ; Editions En toute lettres, 2017

[1] Coran, 2 ; 282.

[2] Pour plus de précisions, voir l’ouvrage du penseur égyptien Mohammed Amarra, Al-Tahrir al-islamy li-l-mar’a », Le Caire, Dar Chourouk, 2002, p. 82. Voir aussi, dans le même sens, l’argumentaire du Sheikh Ali Joumouaa, Mufti d’Egypte, qui confirme que le verset 282 de la sourate 2 parle d’attestation (ishhad ) et non de témoignage (shahada), dans Al-mar’a fi l-hadhara al islamiyya, Alexandrie , Éditions Dar Assalam, 2008, p. 44.

[3] Parmi ces juristes, il y a les anciens, comme Ibn Taymiyya et son disciple Ibn Al-Jawzya, et les contemporains, comme Imam Mohammed Abdou et Sheikh Mohammed Shaltout.

[4] Taqî ad-Dîn Ahmad ibn Taymiyya est un théologien et jurisconsulte musulman traditionaliste du XIIIème siècle. Né en Turquie, il a étudié à Damas. De rite hanbalite, c’est un érudit connu pour son animosité contre les philosophes et pour ses Fatwas juridiques rigoristes.

[5] Dans I’laam al-muakiine an rabi el alamine, Beyrouth, Editions libanaises, 1983, Vol. 1, p. 95.

[6] Coran, 24 ; 6-9.

[7] Coran, 24 ; 4.

[8] Ibn Ruchd, Bidâyat al-mujtahid wa nihâyat al-muqtasid, Le Caire, Dâr al-Jayl, Maktabat al-kuliyat al-azhariya, 2004, Vol. 2, p. 199, note 31.

[9] Coran, 2 ; 143.

[10] Coran, 22 ; 78.

[12] Hadith rapporté dans le Tafsîr de Tabarî, au commentaire du verset ; références supra à la note 11.

[13] Coran, 9 ; 105.

[14] Ar-Râzî, Mafâtîh al-ghayb.

[15] Ibn Qayyim al-Jawziyya est un juriste et mufti musulman, XIIIème siècle, sunnite de juriprudence hanbalite originaire de Damas et disciple de Ibn Taymiya.

[16] Ibn al-Qayim al-Jawziwa, ‘ilam al-Muaqui’ine ‘an rabi al-‘alamin, Beyrouth, Dar al-Jayl, vol 2, 1973, en arabe.

[17] Pour plus de détails à ce sujet, cf. Asma Lamrabet, Aïcha où l’islam au féminin, Lyon, Éditions Tawhid, 2003.

[18] Voir à ce propos l’étude en cours sur ce sujet, réalisé par Pr Akram Nadwi, à l’université d’Oxford ; Encyclopédie de 50 volumes, dont un ouvrage introductif édité en 2007 : al-Muhaddithât : the women scholars in islam ; Interface Publications, UK. À noter que dans cette étude, les 8 000 femmes érudites étaient connues, en plus de leur travail sur la tradition du Prophète, comme muftis, exégètes, enseignantes de très nombreux savants musulmans dont les fondateurs des écoles juridiques.

 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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