Asma LAMRABET

Relire les textes sacrés de l’Islam avec un regard féminin: une nécessité incontournable…

Einstein disait « qu’il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé »…Cela est particulièrement vrai pour les préjugés concernant l’islam et les femmes. Malgré toutes les bonnes volontés du monde, les soupçons restent de mise et il presque vain de prétendre aller au bout de cette vision stéréotypée envers  les femmes et l’islam. 

La raison pour laquelle nous sommes devant cette « centralisation » récurrente de la femme dans le débat sur l’islam est complexe et multidimensionnelle, mais on peut néanmoins  en  circonscrire les causes à deux grands postulats. 

Le premier est lié à la conception  « anhistorique » de l’islam  par une  civilisation occidentale considérée elle, comme l’épicentre universel de l’Histoire[i].  Depuis cette vision orientaliste, en passant par la tragédie de la colonisation et jusqu’aux  stratégies géopolitiques contemporaines, on assiste aujourd’hui  à l’institutionnalisation d’un islam  fantasmé, devenu véritable  bouc émissaire idéal et à la construction idéologique d’une image essentialiste, fortement ancrée dans l’imaginaire collectif non musulman et occidental en particulier.

Le second postulat tend à voir avec la  réalité socioéconomique des sociétés musulmanes, concrétisée par des indicateurs de développement humain des plus déplorables et une réalité culturelle  fortement patriarcale qui a façonné, à sa manière, la représentation des femmes dans ces dites sociétés.

Pendant des siècles, les femmes musulmanes ont été des sujets passifs, voire des victimes consentantes et jusqu’à une certaine mesure, amadouées  par des discours, qui, au nom du religieux, les ont marginalisées dans les bas fonds d’une histoire islamique désertée par ses femmes.

Comme dans toutes les religions monothéistes, les hommes religieux soucieux de garder un certain monopole sur le sacré, ont minutieusement  effacé les empreintes féminines de l’histoire et ont marginalisé les femmes à des fonctions subalternes, leur faisant croire que c’était là leur première et seule vocation humaine.  Le poids de l’histoire, celui de la tradition et celui de l’interprétation des sources scripturaires se sont conjugués pour maintenir cette compréhension religieuse de l’inégalité.

Nous sommes donc en réalité devant une double problématique : l’instrumentalisation  de la question de la femme musulmane dans l’opinion internationale mais aussi devant une réalité assez contraignante représentée par le constat patent d’une précarité du statut des femmes en terre d’islam.

 Contester le discours essentialiste sur les femmes musulmanes

 Mais avant d’aller plus loin dans ce propos, je voudrais quand même tenter de rappeler quelques points :

Quoique le statut des musulmanes soit assez déplorable en terre d’islam, l’on sait tous qu’il faudrait à ce sujet savoir relativiser les faits et reconnaître les avancées qu’ont connues certains pays musulmans par rapport à d’autres sur cette question… Car prétendre, comme il est devenu actuellement admis dans le métadiscours sur l’islam, que le statut social de la femme musulmane  est  le même partout et qu’il détient la palme d’or de la précarité, c’est méconnaître profondément d’abord la réalité de la situation des femmes à travers le monde et puis ignorer ou refuser de voir les différents contextes socio-économiques de chaque pays musulman et je dirais  même de chaque culture. 

En effet, s’il reste vrai que  l’islam est UN (question culte et dogme) il est multiculturel et parfois complètement différent dans le vécu socioculturel d’une contrée à l’autre…Le statut de la femme en Afghanistan n’est pas celui de la Tunisienne et la Marocaine n’est  pas la Saoudienne ni la Malaisienne ou la Bosniaque…

On ne saurait donc cautionner ce genre de discours essentialiste à connotation fortement colonialiste, où  comme l’ont souligné certaines féministes françaises à l’instar de Christine Delphy, sexisme et racisme s’imbriquent de façon insidieuse. C’est malheureusement ce genre de discours qui, tout en stigmatisant l’oppression de  l’Autre du fait de sa différence culturelle, impose une sorte d’hégémonie intellectuelle et s’accapare le monopole de l’universalisme.

L’oppression des femmes est universelle et chaque contexte sociopolitique et géographique est caractérisé par  ses propres rapports de domination.  Cela va de la violence physique, à la discrimination économique et politique, sans oublier l’énorme industrie de l’exploitation sexuelle, que l’on passe souvent sous silence, en passant par l’avortement sélectif des petites filles asiatiques et jusqu’à la traite des blanches en plein cœur de l’Europe…

Devant ces constats effroyables, vouloir stigmatiser ou hiérarchiser les  oppressions est franchement intolérable car cela implique que certaines oppressions sont moins acceptables  que d’autres du simple fait de  leur appartenance culturelle…La violence envers les femmes aux États Unis  d’Amérique, par exemple, ou en Europe n’est pas analysée comme un fait culturel encore moins « racialisée »  mais comme un fait sociologique que l’on se doit de traiter rationnellement alors que le meurtre des femmes au Mexique dans cette ville devenue la capitale du « féminicide »  (Ciudad Juarez) est inhérent à la culture mexicaine dévalorisée car « moins civilisée ».

Et, suivant la même logique, l’assassinat de ces femmes mexicaines sera évidemment moins médiatisé que la lapidation d’une musulmane au Soudan ou en Iran car cette dernière est devenue un véritable étendard  politique qui sert de « faire- valoir » au discours hégémonique occidental.

Il ne s’agit pas ici de diaboliser  l’Occident et de le considérer comme ce bloc monolithique qui n’aurait d’autre objectif que de dénigrer l’islam à travers le déferlement de critiques médiatisées jour et nuit…La critique est dirigée envers un système idéologique hégémonique critiqué  par de nombreux Occidentaux eux-mêmes car il est contraire aux principes de l’éthique et du respect de l’Autre.

Dans le même esprit il ne faudrait pas tomber dans l’autre excès celui qui, au nom de la préservation des différences culturalistes, cautionne les pires discriminations envers les femmes comme le fait un certain discours islamique malheureusement en expansion dans les pays arabo-musulmans.  En effet, ce dernier,  instrumentalise  « l’Alibi religieux »  pour justifier les restrictions apportées aux droits de femmes et l’utilise ainsi comme principal garde-fou devant toute tentative de réforme.

C’est donc loin de  ces deux visions, celle d’une idéologie politique hégémonique occidentale et celle qui prône une approche conservatrice voire extrémiste du  religieux  et qui prône  le rejet de l’Autre, et qui font toutes les deux dans le conflit des civilisations, qu’il faudrait  considérer une voie alternative  qui privilégie la convergence intellectuelle   et  l’approche réaliste de  la complexité de la problématique de la femme en islam.

La question de la femme qui est la pierre angulaire de toute organisation sociale n’est pas une question d’ordre secondaire à enfermer dans la grille de lecture banalisée de « la condition féminine » mais c’est une question de civilisation et de progrès …Et c’est pour cela que le débat sur cette question en terre d’islam, même s’il prend parfois des allures de « retour du religieux  » -et donc de retour en arrière pour certains- est paradoxalement révélateur  de la place de la femme au cœur du débat sur la modernité et l’islam.

 Modernité et / ou tradition : tout un dilemme …

 C’est donc à l’intérieur de ce  processus de la modernité versus tradition que s’inscrit cette re-formulation de la question de la femme en islam et, de là, de son re-questionnement  au sein d’une tradition islamique longtemps sclérosée par des lectures coutumières et traditionalistes.

En effet, la réalité de la  majorité des musulmanes d’aujourd’hui est celle de ces femmes qui se retrouvent « ballottées » entre des traditions culturelles qui les infériorisent et une  modernité  sensée les libérer…C’est de ce vécu dont il s’agit, celui des musulmanes éduquées à vivre l’islam non pas comme un choix mais  comme une tradition imposée car héritée tout en subissant en même temps les bienfaits et les méfaits d’une modernité qui se voudrait « antireligieuse » et qui reste très attrayante par ses slogans de liberté et d’émancipation…

Le choix serait facile à première vue, pour beaucoup de musulmanes, mais il reste très difficile pour la majorité d’entre elles, celles  qui souhaitent justement vivre un équilibre émotionnel entre leur aspiration à une spiritualité sereine et valorisante et leur aspiration légitime à s’émanciper et à rester libres.  C’est tout le dilemme du sens de la modernité aujourd’hui, celui de concilier sa foi et sa spiritualité avec un vécu où émancipation et liberté semblent êtres  antinomiques avec les valeurs islamiques.

Il faudrait que l’on refuse de rester dans ces schémas binaires et réducteurs qui font que la femme musulmane devrait choisir entre une certaine vision traditionaliste et littéraliste de  l’islam qui la condamne à l’enfermement  et une modernité sensée n’appartenir qu’à une vision ethnocentrique de l’Occident...La question de la femme comme d’autres concepts universels tels que, la liberté, le progrès et la raison ne sont pas  le  monopole exclusif de la seule civilisation occidentale, ils sont inhérents à un « Universel culturel commun » dans lequel l’apport islamique a été plus important qu’on ne le croit… 

Cette thèse du « choc des civilisations » - à la limite du racisme culturel-   très en vogue actuellement, condamne la civilisation islamique comme étant structurellement réfractaire aux valeurs « universelles »… Cela émane malheureusement de notre profonde méconnaissance de l’histoire en général et de la nôtre en particulier… 

Or, et  à l’appui du Coran jamais la foi ne doit faire l’économie de la raison (el aql) et on oublie trop souvent que ce sont des penseurs et théologiens comme  Avicenne et Averroès (Ibn Sina et Ibn Rochd)  et non Aristote qui ont initié l’Occident à la raison, à son usage profane et donc à la science, et qu’ils l’ont  l’introduit à la « rationalité religieuse »[ii].  

En effet, tout se passe comme si devant l’essor culturel de l’Occident aujourd’hui, les femmes musulmanes n’ont plus d’autre choix que celui   finalement  qui les  « somment » en quelque sorte,   de rompre avec leurs racines, leur référentiel,  leur passé historique, afin d’accéder à une véritable émancipation…

Or la modernité n’est pas de rompre avec le passé mais plutôt de rehausser  notre rapport à ce passé …Il ne s’agit pas non plus de s’y enfermer dans une lecture d’idéalisation…. Mais de le « relire » avec cohérence et réalisme car justement c’est en son nom que l’on a voulu – et que l’on veut toujours -nous imposer une culture d’asservissement de la femme au nom du sacré…On a trop longtemps justement utilisé ce passé et notre ignorance sur ce qu’il a vraiment été afin de justifier toutes les discriminations et toutes les coutumes archaïques envers les femmes musulmanes. 

Le véritable problème concernant cette question de la femme en islam c’est le fait qu’à travers des siècles de décadence civilisationelle, on a institutionnalisé une véritable culture de dépréciation de la femme  qui s’est faite au dépend du message libérateur du Coran – et de la tradition prophétique- envers les femmes.

À ce niveau il est très important de  souligner avec force que le message coranique est avant tout un message où la justice et l’égalité sont au cœur de la révélation et toute discrimination basée sur le sexe, la race ou autre critère est en contradiction flagrante avec les principes fondateurs de ce message spirituel. « inna akramakoum indaAllah athkakoum ». Et le premier qui a incarné ce message et sa mise en pratique a été le Prophète de l’islam … Il  a été  l’un des plus grands défenseurs de la cause des femmes dans un milieu connu historiquement pour sa misogynie tribale. C’est  ce qui le rend  de fait  comme l’une des grandes figures universelles du féminisme selon les conclusions récentes faites par une chercheuse Leli Anvar de l’EHESS Paris (voir le dernier numéro du  Monde des Religions – Janvier / Février 2009).

De quelle relecture parle –t-on ?

Pour redécouvrir « sous la surface » des textes le mouvement spirituel égalitaire qui les a inspirés, il faudrait donc, les relire et c’est là tout l’enjeu de cette relecture des textes à partir d’une perspective féminine celle justement  qui a fait défaut à toute la littérature islamique  imprégnée d’une seule interprétation : celle des hommes musulmans.

Alors permettez- moi ici de tenter d’expliquer, quoique succinctement, de quelle relecture il s’agit ?

En effet,  le texte coranique comprend deux grands niveaux de représentation de versets : 

- Les versets à portée universelle, qui transcendent l’espace et le temps, et qui comportent  des valeurs morales intemporelles universelles comme : la justice (el adl), l’équité (el quist), le respect de la dignité humaine (karamna bani adam), la sagesse et l’intelligence (el hikma et aouli el albab), l’obligation du savoir (el ilm), à la raison (el aql)…Des principes qui, faudrait-il le rappeler, constituent l’essentiel du texte.

- Les versets à portée conjoncturelle, qui sont minoritaires, qui sont contextuels autrement dit qui correspondent et répondent à des besoins circonstanciels et à des problèmes temporaux d’une époque révolue. C’est le cas de certains versets en relation avec l’esclavage, le butin, les concubines et les châtiments corporels par exemple et d’autres en relation avec les femmes (comme le cas du témoignage en cas de dette financière[iii]) .

 La fidélité au texte consiste, je dirais même qu’elle nous oblige,  à ne pas mélanger ces deux registres- l’universel et le conjoncturel- et à marquer une distinction entre les principes universels et intangibles d’une part et ce qui relève du particulier et du contingent d’autre part.

Or, et concernant les femmes l’exégèse masculine a érigé le « spécifique » et le « contingent » en principes universels et a fait abstraction de la grande majorité des versets qui toujours concernant les femmes ont établi des droits largement progressistes par rapport à l’esprit qui dominait les valeurs de l’ordre tribalo- clanique dans la péninsule arabique.   

Vue et approchée sous ces différents angles, cette relecture se distingue dès lors de celle littéraliste, et permet de garder l’esprit du texte, toujours présent et adaptable à tous les contextes et tous les temps. (Selon le principe islamique :el quraan salihoun likouli makan wa zaman).

C’est ainsi que selon cette perspective de relecture  on s’aperçoit que :

- Le Coran est une parole avant adressée aux êtres humains. Une parole qui transcende le sexe où  hommes et femmes, croyants ou non-croyants sont interpellés. Qu’il s’agit,  malgré le ton normatif au masculin propre à beaucoup de langues dont l’arabe, d’un appel universel qui interpelle en premier lieu l’être humain en tant que tel : el Inssan,   bani Adam…

- L’un des exemples flagrant de transgression à l’esprit du texte réside aussi dans l’interprétation qu’ont fait la majorité des exégètes musulmans à l’histoire de la conception humaine autrement dit à l’histoire d’Adam et Eve, où jamais, au grand jamais, le Coran n’a parlé ni de création secondaire d’Eve ni de sa responsabilité dans le péché originel , ni d’une quelconque image tentatrice, comme on le voit dans les autres traditions religieuses monothéistes…La responsabilité des deux y est partagée puis pardonnée et le message fondateur qui se lit en filigrane à travers tout le reste du message c’est que le seul critère de différence aux yeux d’une justice divine c’est le degré de piété et l’honnêteté du cœur et des actes d’un être humain qu’il soit femme ou homme…Cette question justement de la création est fondamentale car elle a été le point de départ  d’une série d’amalgames et d’argumentaires religieux qui ont fait le lit de la discrimination religieuse envers les femmes. En effet, un  grand nombre de savants musulmans ont basé l’essentiel de leur argumentaire théologique sur un certain nombre de théories philosophiques et métaphysiques, reproduites à partir des autres interprétations religieuses,  dont la plus importante est cette assertion désormais célèbre dans les ouvrages religieux classiques : «  les femmes ont été créées de et pour les hommes ».

C’est à partir de cette affirmation que tous les autres versets coraniques et particulièrement ceux concernant les femmes ont été lus et interprétés et c’est à travers la philosophie de cette assertion misogyne que se sont basés les grands juristes musulmans et qui ont dès lors élaboré des lois juridiques profondément discriminatoires envers les femmes…

-C’est ainsi que tous les autres versets qui parlent des femmes et qui les érigent  en symboles de la liberté comme l’a été l’épouse de Moise, de l’autonomie comme Hajjar, de la bonne et juste  gouvernance comme la Reine de Saba, de la perfection spirituelle ou de la prophétie comme Maryam, vont êtres marginalisés, minimisés voire complètement ignorés.

-Les versets qui répondent à des revendications féminines, franchement courageuses pour l’époque, qui contestent le ton trop masculin de la révélation, comme le fera entre autres Oum Salama et qui sont clairement retranscrites dans le Coran sont interprétés de la manière la plus insignifiante afin de minimiser  leur importance et de garder le modèle de l’homme comme la norme et la référence.

-Les versets qui insistent sur la participation politique des femmes au cours des alliances politiques de l’époque, comme la Bayaa, acte éminemment politique, où elles étaient interpellées, à l’instar des hommes à concrétiser leur engagement politique et à accepter le Prophète comme leur représentant élu.   

-          Les versets qui incitent les femmes à la participation sociale, à la mise en œuvre d’une nouvelle dimension sociale acceptant les femmes comme membre à part entière de la communauté musulmane. Tout cela a été   profondément révolutionnaire par rapport au contexte mondial de l’époque…

Malheureusement, ce radical changement prôné par la révélation coranique qui a tenté d’instaurer en faveur des femmes un nouveau statut d’autonomie et d’intégrité morale,  sera évacué, d’abord par une exégèse littéraliste strictement masculine et secondairement par une jurisprudence islamique (fiqh) structurellement patriarcale .

 Le Fiqh ou la nécessité d’une réforme radicale…

 On peut ici se poser une question cruciale : si la justice et l'équité sont des objectifs indiscutables  du Coran, comme on l’a vu et comme le démontre l’analyse des textes sacrés,  pourquoi cette justice et égalité ne se reflètent-elles pas sur les lectures et les  lois qui régissent les relations entre hommes et femmes musulmanes dans la majorité des sociétés musulmanes ?

En effet, on est là devant un décalage colossal entre ce que disent les textes sacrés et les lois et traditions religieuses qui gèrent notre quotidien.

C’est là justement où il faudrait arrêter de faire l’amalgame entre des notions qui sont très floues chez beaucoup de musulmans  et faire la distinction entre ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Il y a beaucoup de confusion entre  Charia, Sunna, Fiqh …. :

 Le Coran est le texte sacré par excellence  et le Hadith authentique vient en deuxième position. 

 La Charia  a deux définitions :

-Pour certains elle se réduit à un corpus de lois : al ahkam al quraanya[iv] 

-Pour d’autres, c’est une Voie, celle de la Révélation qui constitue l’essence spirituelle du message coranique. 

 Le  Fiqh ou droit musulman, qui s’est consolidé au 9eme siècle (4eme de l’Hégire) avec ses quatre écoles juridiques classiques  est une science qui essaie de discerner et d’extraire des lois (istinbat el ahkam) à partir du Coran et de la Tradition du Prophète.

 L’une des étapes essentielles pour cette relecture c'est, comme le préconise de nombreux penseurs contemporains, de  faire la distinction entre Sharia et Fiqh. En effet, si la première reflète les enseignements de la  révélation divine (la Voie),  la seconde, à savoir,  la jurisprudence ou droit musulman, ne  fait pas partie de la révélation.

Le Fiqh n'est donc pas sacré, c’est une construction humaine et sociale.  Il est -et doit rester- sujet aux changements comme l'ont d'ailleurs voulu les premiers juristes fondateurs des grandes écoles. Ces derniers n'avaient d’ailleurs jamais exigé que leur Ijtihad personnel devrait  rester  un  modèle immuable…

Dans une deuxième étape il faudrait savoir développer une approche critique par rapport au Fiqh  voire entreprendre une réforme radicale car il est clair qu'il existe une contradiction entre les idéaux de la sharia et le Fiqh. Alors que la Charia ou la Révélation parle d’égalité, de dignité et d’équité entre femmes et hommes, le Fiqh, dans sa version patriarcale, prône l’inégalité entre les sexes comme un principe de base, les femmes y sont décrites comme des “choses sexuelles” et non comme des “êtres sociaux”… Alors que le Coran parle de droits pour les femmes , le Fiqh parle presque essentiellement, de devoirs et d’obligations pour les femmes et de droits du mari érigé en maître absolu auquel l’épouse doit une obéissance aveugle (la fameuse Taa..).

 Le rôle des femmes dans cette relecture:

 Comment expliquer l’absence des femmes actuellement et dans l’histoire de l’islam alors que le Coran les a libérées, les a émancipées et leur a donné des droits qui même aujourd’hui sont impensables dans certains pays musulmans ? Pourquoi des femmes comme Aicha, Oum Salama, celles qui ont vécu la révélation et les érudites des premiers siècles, n’ont pas eu d’influence sur l’histoire de la civilisation islamique ?

 Malheureusement il est triste de dire que la grande réforme humaniste voulue par le Coran ne fit pas école longtemps et que l’un des grands échecs de la mise en œuvre de l’idéal coranique est sans aucun doute l’application du statut de la femme.

 En effet, le décalage  entre le Coran et les interprétations exégétiques et juridiques au cours de l’histoire de la civilisation islamique va au fur et à mesure devenir impressionnant et l’apport des femmes qui,  durant les premiers siècles, a été incontestable,  va être complètement escamoté de l’histoire de l’islam qui deviendra dès lors  LA religion des Hommes par excellence[v]…

 Juste pour l’histoire deux éminents savants à la tête des deux grandes écoles juridiques islamiques (les Imams Asshafii et Ibn Hanbal) ont reçu une partie de leurs connaissances chez l’une des plus grandes savantes de leur époque : Nafissa Bint el Hussein Ibnou Ali épouse de Jaafar Assadik…

 L’un des plus grands historiens de l’islam Ibn Hajjar a répertorié 300 femmes enseignantes en sciences islamiques au 3eme siècle de l’hégire…

Mais qui connaît  ces femmes en terre d’islam? Qui leur a donné de l’importance? Où sont passés leurs écrits, leurs enseignements? Nulle empreinte féminine dans les ouvrages classiques ou modernes…

Ces femmes-là ont sûrement dû apporter à leurs lectures, leurs propres expériences de femmes mais les approches ultérieures fondées sur des expériences et des interrogations essentiellement masculines ont continué à refléter de manière progressive l’atmosphère patriarcale des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées…

Cette exclusion des femmes est une dimension politique à prendre en considération puisque, à partir d’un certain moment de l’histoire, elles n’ont donc plus participé à la production intellectuelle du savoir religieux….C’est comme si la femme est devenue inhabilitée à méditer sur le fait religieux et donc son apport, ses idées, sa réflexion, sa voix et ses intérêts sont complètement absents de la pensée islamique.  

Et c’est justement en l’absence de cet apport féminin, que le Fiqh va se consolider   malheureusement sous sa version patriarcale celle qui, entre autres,  a modelé les différentes formulations juridiques  concernant les femmes et c’est ainsi que le statut de la femme va être fixé une fois pour toutes par la jurisprudence comme étant une donnée immuable.

 Il est évident que la dégradation de la situation de la femme va atteindre son apogée  avec la colonisation venue se greffer sur un monde islamique déjà miné par une grave décadence civilisationnelle et comme toujours la femme se retrouvera prise en otage entre un colonisateur sensé venir lui apporter la civilisation en la libérant des carcans religieux oppresseurs et entre un discours traditionaliste qui fera d’elle le dernier rempart de l’identité islamique assiégée…

 Pendant tout le 20ème siècle et jusqu’à présent c’est toujours le même discours que l’on entendra et le même débat qui fait rage dans les pays arabo-musulmans: entre les traditionalistes et les littéralistes d’une part et ceux qui se prétendent les champions de la modernité,  tous deux défenseurs invétérés de la femme musulmane… Or il est urgent aujourd’hui de sortir de ces schémas simplistes voire infantilisants pour la femme à qui revient le droit de choisir…Et l’on ne peut pas justement choisir dans l’ignorance.Les femmes musulmanes ne connaissent pas leurs droits ceux justement qui leur ont été octroyés par l’Islam et c’est cette ignorance qui fait que  la plupart du temps elles acceptent des discriminations supposées êtres érigées par Dieu alors qu’il s’agit en fait  de simples interprétations humaines devenues sacrées avec le temps.

 Et c’est en cela, que la relecture des textes à partir d’une perspective féminine pourrait être un point de départ à la renaissance de cette partie amputée de  notre héritage religieux, amputée par l’absence et le silence des femmes…

Rien dans le message spirituel de l’islam ne justifie les discriminations envers les femmes et les interprétations des textes sont avant tout le travail respectable d’un grand nombre de savants qui ont fait des efforts en accord avec leur vision humaine et leur contexte sociopolitique mais ces interprétations,  tout en faisant partie de notre histoire, ne doivent pas être  sacralisées…

Aujourd’hui il devient urgent d’élaborer une réforme radicale aussi bien du Fiqh que de la pensée islamique qui reste dans la majorité des cas complètement déphasée  par rapport aux aspirations des femmes musulmanes du 21eme siècle…

Mais c’est aux femmes de faire entendre leur voix, de prendre la parole, de se rapproprier le savoir religieux, de déconstruire tout ce discours patriarcal qui freine leur émancipation …En un mot, il s’agit   de se libérer en connaissance de cause… Que l’on ne vienne surtout pas leur dire que c’est l’Islam qui les  empêche de le faire…Ce discours ne tient plus car de plus en plus de femmes ont pris conscience de la manipulation dont elles ont fait l’objet au nom du sacré et l’histoire qui reste toujours en marche ne sera plus cette fois sans elles…

 

Asma Lamrabet
29 janvier 2009
  • [i] C’est là la vision orientaliste telle que décrite par Edward Said dans son ouvrage culte :« l’Orientalisme », défini selon l’auteur, comme étant  un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient.
  • [ii] La raison et la rationalité sont partie intégrante de ce que l’Occident a reçu du monde musulman dans « Penser au Moyen- Âge » Alain de Libéra, historien spécialiste du Moyen âge.
  • [iii] Voir le chapitre sur le témoignage dans « Le Coran et les femmes : une lecture de libération ». A. Lamrabet, Editions Tawhid.
  • [iv]  Sur les 6230 versets du Coran  seuls  230  versets, soit 3 pour cent à peu près, peuvent être considérés comme ayant un contenu juridique.
  • [v] Akram Nadwi, chercheur à Oxford, a répertorié 8000 femmes savantes spécialistes en  fatwas, critique des hadiths, exégèse, jurisprudence. 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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